Résumé
Cet article est la mise en forme d'une intervention réalisée le 13 octobre 2004 à Ivry-sur-Seine, dans le cadre d’une journée organisée par la formation permanente du CNRS (Délégation régionale Paris A) consacrée aux chaînes éditoriales d’aujourd'hui. Le propos était de relater l’expérience d’un laboratoire de recherche, en associant les aspects techniques et rédactionnels et la démarche scientifique, entre la programmation de la recherche et la duffusion de ses résultats, dans une stratégie globale associant supports traditionnels (monographies papier) et les nouvelles technologies (web, cédérom, bases de données, édition en ligne).
Sommaire :
Introduction générale (T. Buquet)
Objectifs de notre intervention
Si l’IRHT a bien volontiers accepté de participer à cette journée,1 et même à certains égards a aidé à son organisation, ce n’est pas pour donner un modèle basé sur sa propre expérience, modèle difficilement exportable, étant donné la particularité de ce laboratoire au sein des SHS, sans même parler du CNRS. Il s’agit pour nous de relater nos expériences mais aussi nos tâtonnements, nos questions à partager avec nos collègues du CNRS. Notre propos sera de vous présenter un exemple de diffusion multi-supports des résultats de la recherche dans une UPR particulière, en s’appuyant sur l’exemple concret d’une de ses équipes, la section de diplomatique représentée ici par son responsable Paul Bertrand qui vous détaillera sa politique éditoriale en liaison avec ses différents programmes, mais aussi ses réflexions personnelles sur tous les enjeux stratégiques des nouveaux supports éditoriaux. Il vous donnera le point de vue du chercheur et de la programmation de la recherche. Ceci est un point essentiel pour nous : les nouvelles stratégies éditoriales doivent mieux impliquer les équipes de recherche, dès le lancement d’un nouveau projet de publication, voire même dès le début de la recherche. Une politique éditoriale multi-supports ne doit pas se penser uniquement en terme de produit fini (papier ou électronique, pas de guerre entre les deux), ni seulement en termes commerciaux (pas de religion du libre et gratuit, pas d’inféodation aux modèles économiques dominants). Elle doit se penser d’abord en termes scientifiques. Mais n’anticipons pas sur ce qui va être dit par la suite. Je vais d’abord planter le décor éditorial de notre laboratoire.
La fonction « publication » à l’IRHT
L’IRHT publie, depuis sa création en 1937, principalement de grosses monographies : catalogues de manuscrits ou de bibliothèques, répertoires, éditions de textes, etc., donc, pour reprendre le titre de nos deux principales collections dont nous avons la direction scientifique, des « Documents, études et répertoires » et des « Sources pour l’histoire médiévale ». L’IRHT a donc une fonction d’éditeur (au sens scientifique ; et dans le fait que l’IRHT édite des ouvrages de chercheurs étrangers au laboratoire) d’instruments d’érudition destinés à la communauté scientifique. Ce type de publications, liées directement à ses missions, ses programmes et sa vaste documentation accumulée depuis bientôt 70 ans, fait la spécificité du laboratoire. Par ailleurs, chercheurs et ingénieurs écrivent des articles dans des revues savantes, publient d’autres types d’ouvrages (historiques, de synthèse). On peut discerner ici une vague schizophrénie entre une production raisonnée et programmée d’outils de travail et la liberté et la créativité de projets de recherche plus personnels. Cela peut paraître évident pour qui connaît un peu l’IRHT : mais si je rappelle ici cet état de fait, c’est qu’il induit déjà une politique éditoriale particulière qui doit constamment trouver un équilibre fragile entre volontarisme planifié (publier un catalogue de bibliothèque se planifie des années à l’avance, au sein d’une équipe) et ouverture aux projets personnels par nature plus spontanés.
Les éditions électroniques à l’IRHT
Par essence attaché à la culture de l’écrit et de l’objet-livre (le codex), l’IRHT s’est depuis longtemps ouvert aux autres supports, notamment le cédérom depuis bientôt 10 ans, pour l’édition de corpus de textes importants (incipitaire latin, lettres papales). Ces projets correspondent bien aux vastes opérations d’édition de sources et d’outils. Pour ce type de projet, le support électronique apporte bien des avantages qu’il est inutile de détailler.
Depuis 1997, l’IRHT a, étape après étape, développé une politique web, qui s’est en grande partie structurée à partir de 2003, à l’occasion du lancement de la 3e version de son site web. Le nouveau site Ædilis (http://aedilis.irht.cnrs.fr/) a regroupé et structuré un ensemble de documents mis en ligne suivant 4 séries (Ædilis formant une collection en ligne de l’IRHT) :
- Actes : littérature « grise » : actes et résumés de séminaires de recherche de groupe de travail. Ces textes n’auraient jamais pu être publiés en l’état. De plus leur mise ne ligne gratuite permet aux étudiants et aux chercheurs l’accès à une documentation de base sur des sujets de recherche très pointus. Il s’agit donc de mise en ligne de dossiers qui auraient pu être publiés traditionnellement.
- Publications scientifiques : dossiers scientifiques, comme la Lettre volée (http://lettrevolee.irht.cnrs.fr/) ou le Vocabulaire codicologique (http://vocabulaire.irht.cnrs.fr/) sont des projets pensés uniquement pour la mise en ligne, sans équivalent papier direct.
- Publications pédagogiques : mise à la disposition en ligne de dossiers, existant auparavant sous forme papier, délivrés gratuitement à nos étudiants.
- Bases de données et logiciels : outils pensés dès le départ pour l’électronique. P. Bertrand vous donnera un exemple de ce type de projet futur.
L’IRHT crée aussi des produits multimédias sur cédérom, comme le cédérom héraldique, à la fois outil pédagogique et dossier scientifique (la collection de Pierre Lorfèvre). Par ailleurs une nouvelle articulation a été imaginée entre catalogues papier et support numérique : cette année paraîtra deux volumes (catalogue des reliures médiévales et catalogue des manuscrits d’Autun) auxquels sera adjoint sur cédérom un vaste corpus de reproductions de manuscrits (plusieurs centaines d’images dans les deux cas) que d’évidents problèmes de coût d’impression n’auraient pas permis d’être accessibles dans la seule édition papier. C’est d’ailleurs ici une grande révolution épistémologique apportée par le numérique dans nos disciplines historiques : permettre un large accès aux sources, directement en lien avec l’étude scientifique, méthode qu’il serait essentiel d’explorer. (Je reprends ici les idées de G. Poupeau de l’École de Chartes.)
Aujourd’hui : stratégies de publications et nouveaux comités éditoriaux
L’apparition de nouveaux supports, l’importance donnée au web, les difficultés d’édition commerciale de certains de nos volumes (trop chers, trop gros ?), les réflexions du CNRS sur les revues, dans un climat assez tendu, amènent aujourd’hui à repenser nos politiques éditoriales. Chez nous, dès le départ d’un projet d’édition, la réflexion est déjà menée sur le support, en liaison avec le choix de l’éditeur, conscients des difficultés économiques et de la défiance envers nos productions d’un abord peu séduisant, considérées souvent comme trop volumineuses. En accord avec les auteurs, s’échafaude une stratégie à différents étages : scientifique, économique, diffusion. Tout cela se met en place progressivement, à mesure de l’évolution des mentalités, où l’électronique pâtit encore de la réputation d’une édition « au rabais », où seul le papier fait « poids » au propre comme au figuré. Nous avons adopté pour l’instant une démarche souple, en valorisant d’abord l’électronique pour les outils, la pédagogie, la littérature grise. Nous restons cependant fidèles au livre, pas seulement par culture, mais aussi parce que celui-ci a fait ses preuves depuis 2000 ans et qu’il reste le réceptacle idéal d’une longue monographie.
Le projet est aujourd’hui de mettre en place un véritable comité éditorial multi-supports, permettant d’aider la direction du laboratoire dans ses choix éditoriaux en accord avec la volonté des auteurs. Il ne s’agira pas, on l’aura compris, d’appliquer des méthodes rigides (économiques, idéologiques, tradition ou modernité) mais d’avoir une attitude pragmatique raisonnée.
Pratiques éditoriales : l’exemple de la section de diplomatique de l’IRHT (P. Bertrand)
Présentation de l’équipe de recherche et de sa philosophie éditoriale
L’Institut de recherche et d’histoire des textes est donc composé d’équipes de recherche aux frontières d’action bien délimitées, même si de plus en plus les limites sont transgressées avec bonheur. Une de ces équipes, créée voici plus de soixante ans, est la section de diplomatique.2 Pour faire court, disons que cette équipe a pour vocation d’étudier la production, l’utilisation et la conservation des documents d’archives au Moyen Âge par les médiévaux eux-mêmes. Tout comme œuvrent des spécialistes des enluminures ou des manuscrits littéraires, ainsi sont au travail chez nous des spécialistes des archives médiévales, qui représentent quand même l’essentiel (en termes quantitatifs) de la production écrite de cette époque. Éditer des textes, publier des travaux est essentiel pour nous comme pour la plupart d’entre vous. C’est à ce titre que je voudrais présenter ici les différentes philosophies qui prévalent au sein de notre équipe. Car, et c’est la première vérité révélée que je voudrais marteler ici, il n’y a pas une philosophie toute faite qui doit prévaloir, mais plusieurs qui trouvent des adaptations. Évolution et adaptation, voilà les maîtres mots. Cela semble évident, du point de vue intellectuel. Mais du point de vue matériel ? Qui parmi vous, à la tête d’un instrument éditorial bien rodé, autarcique et intellectuellement satisfaisant (du moins à court terme), qui oserait penser des changements radicaux, comme en parallèle aux changements de société et aux mutations scientifiques actuels ? Êtes-vous prêts ?
Mais j’anticipe déjà les derniers accents de ma présentation. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas vouloir à tout prix adapter nos projets et nos pratiques aux évolutions technologiques du monde, les faire rentrer à toute force dans les moules technologiques. Donner une couleur NTIC, transformer des pages papier en PDF, ça ne sert à rien ou presque, sinon à empâter de vernis les curriculum vitae des équipes. Démarche inutile, gaspillage de temps et d’argent. Il ne faut pas non plus vouloir à toute force créer de nouveaux programmes qui collent aux évolutions technologiques du moment : dopés par l’effet de mode, certains abandonnent les vieilles entreprises et mettent en place de nouvelles en fonction des techniques disponibles. C’est mieux, mais notre recherche ne doit pas être non plus induite par l’évolution technologique. En fait, l’idéal est un cheminement et une évolution commune, accompagnée d’échanges et d’adaptations réciproques. Les anciens et les nouveaux programmes doivent suivre le mouvement d’une évolution scientifique générale, indépendamment des frous-frous d’écume technologique. Mais tout scientifique a le devoir de garder un œil légèrement de biais vers les lames de fond technologiques, afin de préparer des points d’arrimage des programmes de recherche avec la machinerie des NTIC. Tout comme les spécialistes NTIC à l’œuvre dans les laboratoires SHS ont le devoir de poursuivre leurs développements avec la rétine accrochée aux recherches en cours dans ces mêmes laboratoires, pour y préparer ces points d’arrimage. Naviguer de conserve, voilà l’objectif. Mais naviguer, avancer, ne pas se diriger l’un vers l’autre dans des démonstrations de viriles amitiés ou encore ne pas s’écarter l’un de l’autre, avec le rictus du dégoût ou du mépris. Naviguer, avancer.
Les programmes éditoriaux de l’équipe
Les Lettres papales
Comment navigue-t-on, à la section de diplomatique de l’IRHT ? Plusieurs entreprises sont en cours, certaines très anciennes, d’autres très récentes. Une des premières entreprises à avoir osé le lien avec les NTIC est l’entreprise du Ut per litteras apostolicas, Cd-rom3 (et bientôt base de données dérivée sur le web) reproduisant le contenu d’anciennes publications papier de l’École française de Rome, les registres des papes. Soit des éditions de registres médiévaux, qui listent des résumés de lettres pontificales. Certes, les Cd-rom conçus actuellement apportent une réelle valeur ajoutée, corrigeant les anciens travaux et ajoutant de nouveaux dépouillements. Il s’agit d’une base de données qui donne le résumé des données se trouvant dans ces registres, et non les textes eux-mêmes. Néanmoins, doit être soulignée l’importance de cette base de données qui est chronologiquement une des premières en la matière. Voici donc une première entreprise, publiée et diffusée par l’éditeur Brepols, sans lequel rien n’aurait été possible et qui a permis la création de cette œuvre pionnière : Brepols a cru dans l’avenir de cette base, il y a quelques années, alors que personne n’aurait mis un sou dans l’aventure.
Les cartulaires
Mais les choses changent et maintenant, les chercheurs en SHS trouvent des sous pour ces aventures-là. Et s’ils n’ont pas de sous, ils ont au moins des idées. La section de diplomatique, assez désargentée, a lancé une autre entreprise essentielle, sur base d’un vieux projet serpent de mer, en cours depuis une soixantaine d’années : une base de données des cartulaires manuscrits sur l’espace français. Pour faire court, disons qu’un cartulaire est un registre médiéval dans lequel les personnes ou les institutions copiaient le contenu de leurs chartes, bien nombreuses et difficilement accessibles, afin d’en conserver trace et copies de sauvegarde, afin de plus facilement les compulser aussi. Ces cartulaires sont donc essentiels aux recherches en histoire médiévale. Très vite, les médiévistes se sont rendu compte qu’un recensement de ces manuscrits avait son intérêt. Un premier guide, intitulé pompeusement « bibliographie des cartulaires français », est sorti des presses en 1907 ; puis la section de diplomatique, il y a une soixantaine d’années, s’est vue confier le périlleux honneur de revoir l’inventaire, de le compléter, de le préciser. Or, il faut savoir que si ces cartulaires sont parfois bien arrivés jusqu’à nous en original, bien beaux et bien propres, ils sont aussi, et c’est le plus fréquent, arrivés en copie, dans d’autres manuscrits, en tout ou en partie, à toute époque… Il faut donc recenser, classer, identifier tous ces manuscrits, copies ou originaux. Un travail de bénédictin. Qu’on nous a confié. Soixante ans plus tard, une partie seulement du travail a été achevée et publiée sur papier.4 Malheureusement, malgré toutes ses qualités, cette publication partielle sur papier sera la dernière sous cette forme. Il est apparu à tous qu’un tel répertoire ne pouvait jamais être fini, bouclé, terminé. Il y aura toujours quelque chose à ajouter. Il était donc urgent de repenser le concept de l’entreprise. Les nouvelles technologies nous le permettaient. Une base de données a donc été conçue, au départ sur le modèle des versions papier, puis s’en détachant de plus en plus, afin de constituer ce grand répertoire de manuscrits, jamais terminé mais en plein développement5 Tendant à l’exhaustivité, comme tout bon instrument de travail. Une base de données dont nous comptons lancer une première édition sur le web en XML dans le courant de l’année qui vient. C’est une base de données évolutive et à plusieurs niveaux. Le premier est celui de l’équipe : toutes les informations sont accessibles à tous les membres de l’équipe, validées ou non. Chacun d’entre nous est libre d’y associer des greffons liés à ses propres recherches et d’en exploiter toutes les données. Le deuxième niveau est celui du laboratoire et des équipes et chercheurs appelés à collaborer à l’établissement de ce travail – en effet, la grande nouveauté est que nous ouvrons notre espace de travail à des collaborateurs extérieurs à l’équipe qui pourront, dans la mesure de leurs moyens, nous aider à compléter cette base. Ce deuxième niveau sera accessible sur mot de passe, par le web, et permettra à tous les collaborateurs et / ou membres du laboratoire d’ajouter et de modifier des informations, qui seront dans un second temps validées et éditées par la section de diplomatique comme éditeur scientifique principal, en gardant l’estampille du collaborateur évidemment. Un troisième niveau sera celui de l’utilisateur lambda, sur le web. Il aura accès à une partie des informations seulement, uniquement celles qui sont validées, et non aux espaces de travail réservés aux membres du laboratoire et collaborateurs. Cette base sera documentaire, elle ne livrera pas d’image numérique de ces cartulaires ou d’autres données textuelles liées aux actes qui y sont reproduits, même si la chose sera toujours envisageable, puisque la structure en fera une base ouverte par de multiples biais. Une base évolutive, puisqu’elle se complétera donc au fur et à mesure de l’avancement de nos travaux, de ceux de nos collaborateurs, voire des corrections ou propositions qui viendront des utilisateurs, dont les suggestions seront donc validées par la section de la même façon. Inutile de le préciser davantage : conformément à ce qu’on attend de chercheurs subventionnés par la fonction publique, ces données seront accessibles gratuitement sur un serveur dédié…
Actes antérieurs à 1220 conservés aux Archives nationales
Autre entreprise en cours, plus particulière : une édition d’actes du Moyen Âge central conservés aux Archives Nationales, sous la direction d’Annie Dufour. Il s’agit en fait d’une entreprise de numérisation noir et blanc, en haute définition, de photographies d’un ensemble de chartes des Archives Nationales, destinée à être associée à une base de données sommaire, publiée à terme en Cd-rom ou sur le web, avec le partenaire éditorial Brepols. Commencée voici quelques années, cette entreprise permet de réfléchir à propos de nouvelles voies de publication. En effet, s’il semble toujours essentiel de publier sur papier des textes du haut Moyen Âge, peu nombreux et souffrant une ecdotique et des études critiques très poussées, il l’est beaucoup moins de se livrer à des éditions du même acabit pour les actes du bas Moyen Âge. Le dédain des éditeurs quant aux éditions de sources (relatif, ici aussi, rendons hommage à Brepols mais soyons honnêtes : qui peut se payer encore une édition de textes neuve, sur papier ? – ce coût prohibitif est aussi un frein), le grand nombre des documents pour ces époques tardives, leur longueur et leur lourdeur juridique, leur complexité, les exigences critiques de plus en plus démesurées, l’évidente non-rentabilité de longs travaux d’édition critique pour de petits contrats de notaires du xve s. conservés par milliers pour certains endroits… sans oublier l’élément essentiel : la crise de l’érudition, du latin, de la paléographie qui fait de nous les derniers des Mohicans : qui après nous éditera encore des chartes médiévales ? Il faut donc éditer, vite et bien. Dans ce cadre, s’agissant des sources d’archives du bas Moyen Âge, je préconise la numérisation des documents couplée à une base de données d’identification - une indexation et/ou des métadonnées. Le travail d’édition sera bien moins lourd, la publication sur le web immédiate, de préférence en accès libre, les exigences critiques respectées puisque le manuscrit sera accessible, lisible et étudiable par tous – plus question ici de la traditionnelle lutte entre les partisans de Lachmann et de Bédier… C’est comme cela que l’on sauvera l’érudition et la transmission du savoir. L’édition des textes classiques, des actes du haut Moyen Âge, des grandes œuvres littéraires peut rester intacte, qu’elle ait les honneurs du web ou du papier. Mais les milliers, les millions d’autres documents méritent, eux aussi, édition. À leur façon, avec autant de gloire et d’intérêt, mais pas sous la même forme.
La section de diplomatique n’a pas renié le papier qui l’a nourri et dont elle se repaît encore. Évidemment, nous publions des monographies sur ce support. C’est encore, à l’heure actuelle, s’agissant de travaux amples et destinés à subir la manducatio, le meilleur support.
Aucune solution n’est la meilleure, toutes sont bonnes, toutes sont à préconiser suivant les usages. Les mots d’ordre sont « ouverture » et « avancer ».
Réflexions 1 : aspects techniques et stratégies éditoriales (T. Buquet)
Enjeux et questions techniques de l’édition en ligne
D’abord, presque comme préalable, il faut éviter à tout prix d’opposer le papier et l’électronique, il faut renoncer à toute idéologie, à toute idée préconçue. Pour chaque projet éditorial il faut bien évaluer les limites (et avantages) du livre-codex et les limites (et avantages) de l’électronique. C’est à la fois la garantie de réussir son projet éditorial, et en ciblant correctement le choix du support, de renforcer les atouts du livre ET de l’électronique. Débarrasser le livre de certaines lourdeurs de publications (un catalogue, un dictionnaire ne sont-ils pas plus pertinents et plus faciles à utiliser sous forme électronique ?) pour le réserver aux monographies. De même, il semble évident de ne pas refaire à l’identique sur le web ce qu’on faisait sur le papier : le PDF par exemple, simple photocopie virtuelle d’un article organisé au départ pour être imprimé n’apporte pas grand-chose, ni ergonomiquement, ni scientifiquement.
Le deuxième point est l’extrême exigence qu’on doit avoir dans la conception, la rédaction et la mise en page d’un document pour le web : aussi bien pour sa validation scientifique que pour sa mise en forme. Retrouver les normes typographiques habituelles de l’édition scientifique, uniformisées et particulières selon les disciplines ou les revues, n’est pas un aspect anecdotique. Sérieuse et validée dans le contenu, une production scientifique doit l’être aussi dans sa forme, quel que soit le support. Les secrétaires de rédaction ont un grand avenir avec les éditions électroniques, car la plupart des informaticiens sont loin de maîtriser les règles élémentaires de la mise en page et de l’orthographe. Et d’après mon expérience personnelle, assurer une qualité de présentation peut lever les derniers doutes des chercheurs quant au sérieux de la mise en ligne de leurs articles.
Un point essentiel est de veiller à la pérennité des publications (archivage) et de leur adresse et à leur accessibilité : indexations par les moteurs de recherche, portails… Autant livres et revues sont soumis au dépôt légal, autant c’est encore loin d’être le cas pour les supports électroniques, même si ce dossier semble avancer (doucement) du côté de la BnF, au sein d’un consortium international. L’autre façon de pérenniser les documents est de pérenniser leur citabilité. Autant une référence bibliographique traditionnelle faisant référence à un n° de page dans un volume d’une année précise donne des gages de sûreté (on pourra retrouver au moins un exemplaire physique dans une bibliothèque), autant une référence hypertexte vers un site web, et surtout une page de celui-ci peut s’avérer très aléatoire, après quelques années voire quelques mois. La responsabilité de l’éditeur électronique est ici écrasante : il faut veiller à créer des adresses simples, indépendantes de la technologie utilisée pour les générer, par les moyens de réécriture dynamique d’adresses ou de répertoires virtuels.
Quels outils, quelles normes, quelles technologies pour aujourd’hui et pour demain ? Quel format d’archivage ? Quelles bases de données ? Faut-il entièrement s’abandonner au XML ? Vastes questions également de la responsabilité de l’éditeur électronique… Mais là aussi, les laboratoires seraient ravis de l’aide apportée éventuellement par le CNRS : quels sont les standards préconisés par le CNRS ? Existe-t-il ou existera-t-il un cahier des charges ou guide sur lesquels le laboratoire pourra s’appuyer ? Quelle est la position du CNRS vis-à-vis du logiciel libre ?
Enfin, reste la difficulté de retrouver facilement une publication scientifique par des moteurs de recherche : un véritable site portail du CNRS fédérant les éditions en ligne (et elles seules…) serait le bienvenu… La question de la diffusion est un enjeu majeur, finalement quel que soit le type de publication : un portail universitaire et scientifique national semble aujourd’hui nécessaire, et ne pointant pas seulement vers des ressources en ligne, mais aussi vers des outils bibliographiques unifiés.
Méthodes et travail d’équipe
Les personnels : en plus d’une équipe éditoriale (avec comité de lecture), il faudra toujours une secrétaire de rédaction… et un webmaster - éditeur connaissant bien les sujets qu’il publie. Quelle est la politique du CNRS en matière d’édition et de diffusion en ligne ? Quelle assurance avons-nous du personnel nécessaire dans l’avenir ? Le CNRS va-t-il créer une structure d’édition regroupée ou maintenir des équipes éclatées dans les labos et les MSH ?
Nouvelles méthodes, nouvelles équipes : associer dès le départ du projet le scientifique, l’éditeur, le web designer. Le chercheur doit apprendre, avec ces personnes, à structurer différemment son discours, chose difficile, car nos habitudes d’écriture sont tellement marquées par le scribe, le parchemin, le papier. Même Word reproduit finalement l’écriture sur un morceau de peau ou de papier. Il faut, grâce à l’électronique, imaginer de nouvelles façons d’éditer en ligne des sources pour l’histoire (images et textes structurés, voir l’exemple de l’ENC).
Réflexions 2 : les défis du « libre » (P. Bertrand)
L’IRHT aborde donc de front les problèmes des chaînes éditoriales aux accents multiples. Mais d’autres obstacles et d’autres défis nous attendent, et ils sont particulièrement importants. Le principal défi est celui de la gratuité, de ce qu’on appelle, pour les initiés, le logiciel libre et l’accès libre ou libre accès, en anglais, l’open source et l’open access. Le logiciel libre est un logiciel que n’importe qui peut s’approprier sous toutes les formes qu’il veut, gratuitement. L’accès libre signifie que l’accès aux informations, aux données (notamment par le biais de l’internet) est libre, gratuit, sans autre entrave que l’interface informatique.
Le logiciel libre
Je n’insisterai guère sur le logiciel libre, qui me semble de plus en plus une évidence face aux monstruosités commerciales des principaux producteurs et fournisseurs de logiciels, usant et abusant de leur situation de monopole. La possibilité de disposer du code pour les logiciels libres permet une relative autonomie, une relative maîtrise de tous les instruments informatiques dérivés à toute équipe, tout laboratoire doté d’un informaticien qui maîtrise un tant soit peu la programmation. Pour dire les choses autrement : avec le logiciel libre, même en cas de faillite du concepteur du logiciel, un informaticien compétent pourra se débrouiller pour faire évoluer le logiciel et à tout le moins faire migrer les données. Avec le logiciel libre, pas de frais de programmation, pas de droits exorbitants, pas d’achats de licences pour les nouvelles versions chaque année. Avantages évidents donc.
L’accès libre aux résultats de la recherche
Pour l’accès libre, c’est autrement plus important. La mise à disposition de nos recherches sur l’Internet, gratuitement, est une nécessité. Certes, pour les monographies importantes, pour les livres, c’est autre chose. Sur le web, je l’ai dit, on ne peut pas lire un livre, une monographie de cent pages ou plus. Le livre-papier doit rester absolument. C'est une nécessité intellectuelle.
Mais imaginez maintenant les avantages extraordinaires de la mise en ligne gratuite, certes des bases de données, mais aussi des revues scientifiques ? Plus besoin d'aller à la bibliothèque pour en photocopier les articles à des prix prohibitifs ! (Qui lit les articles directement dans les revues ? Happy few...) Vous les tirez sur imprimante chez vous, cela coûtera bien moins cher. Vous en conservez des téléchargements sur votre ordinateur ! Plus de désespoir devant une travée de bibliothèque lorsque « le » numéro de revue dont vous avez absolument besoin n’est pas là, disparu, emprunté, volé, jamais acquis par la bibliothèque...
Mais, me direz-vous, un article « gratuit » on line, ça ne vaudra rien sur un CV ? Tout le monde peut publier, sur l’Internet, larmoierez-vous… Certainement pas : mettez en place de véritables comités de lecture tout aussi sérieux que pour une revue papier, et vous obtiendrez des travaux de qualité et un vrai label pour cette revue, très rapidement. Resteront évidemment les autres revues sans comité de lecture, de moindre qualité, qui acceptent n’importe quoi, de la copie de bas étage, mais là, de toute façon, rien n’y fera et la chose existe aussi dans le monde des revues en papier !
La gratuité, ça ne ferait pas sérieux ? Quelle idée ! Au contraire, ce ne serait que justice, et pour tous. Payé (peut-être mal, mais payé quand même) par l’État pour faire de la recherche, il est logique que notre recherche profite à la collectivité, gratuitement. Je ne vois pas pourquoi mon laboratoire devrait acheter une revue dans laquelle j’ai publié un article rédigé aux frais de ce même laboratoire… Là, je mets en garde : attention, ne tombons pas dans le piège des grandes multinationales américaines et anglaises de l'édition, qui font payer au prix fort aux bibliothèques leurs abonnements « on line », à tel point que les bibliothèques universitaires doivent s'associer pour acheter un accès ! Inacceptable !
Enfin, je veux rassurer ici les éditeurs traditionnels dont la présence reste essentielle : certes, vous perdriez des revues, mais il est certain que vous y gagneriez par ailleurs. Je m’explique. Les maisons d’édition et les bibliothèques s’y retrouveraient : moins d’abonnements aux revues pour les unes et les autres, donc plus d’argent pour les bibliothèques pour acheter plus de livres publiés par les maisons d’édition qui pourraient encore élargir leur catalogue. Enfin des bibliothèques bien achalandées, avec des monographies en masse !
Un fantasme ? Non. Il suffit que quelques grandes revues actuellement sur papier passent en ligne, gratuitement. Les frais de mise en ligne en seront minimes par rapport aux notes à régler aux éditeurs et imprimeurs actuellement, aux frais d’envoi, à la gestion des abonnements, à la gestion des stocks, etc. Une fois atteinte une masse critique d’articles de chercheurs connus ou reconnus, publiée sur le web, le mouvement sera irréversible. De toute façon, c’est ce qui va se passer, dans cinq ans au maximum. La question, c’est quand et à quel prix. Si nous devançons le mouvement, nous gardons le contrôle de nos outils de travail et nous sauvons nos laboratoires et nos équipes. Sinon, quel laboratoire SHS pèsera assez lourd financièrement pour se payer des abonnements monopoles comme ceux proposés en sciences dures ? Happy few, aussi. En serez-vous ?
Ici aussi, ce n’est pas seulement l’affaire des webmestres et des informaticiens. Ce sont les chercheurs et les ingénieurs qui portent la responsabilité de ces choix d’avenir.
Le libre accès à l’information, les logiciels libres : et si c’était ça, une forme de démocratie dont la recherche, libre elle aussi, est bien une composante essentielle ? Et si c'était un des axes par lesquels réformer la recherche ? Pourquoi pas ?
Bibliographie
Réalisations de l’IRHT
Site web institutionnel : http://www.irht.cnrs.fr/
Ædilis, éditions en ligne de l’IRHT : http://aedilis.irht.cnrs.fr
La Lettre volée : http://lettrevolee.irht.cnrs.fr
Vocabulaire codicologique : http://vocabulaire.irht.cnrs.fr/
Programmes de la section de diplomatique
Page de la section : http://www.irht.cnrs.fr/recherche/diplo.htm
Programme des cartulaires :
http://www.irht.cnrs.fr/recherche/programme_cartulaires.htm
Base de données des cartulaires
http://www.irht.cnrs.fr/recherche/programme_cartulaires.htm
Présentation de l’ouvrage : Répertoire des cartulaires français, Paris, CNRS éditions, 2003 (Documents, études, répertoires, 72)
http://www.irht.cnrs.fr/publications/der72.htm
Présentation du cédérom des Lettres papales :
http://www.irht.cnrs.fr/publications/litterae_papales.htm
Revue en ligne « Le Médiéviste et l’ordinateur »
L’édition électronique, Élisabeth Lalou et Thierry Buquet, dir., dans Le Médiéviste et l’ordinateur, 43, 2004 [En ligne] http://lemo.irht.cnrs.fr/43/
Bertrand P., « La base de données ‘Cartulaires’ de la section de diplomatique de l’IRHT », Le Médiéviste et l’ordinateur, 42, 2003, p. 37-42. [En ligne] http://lemo.irht.cnrs.fr/42/mo42_04.htm
Buquet T., « Quelques réflexions autour de la chaîne éditoriale d’un document numérique : l’exemple de La Lettre volée », La Médiéviste et l’ordinateur, 43, 2004 [En ligne] http://lemo.irht.cnrs.fr/43/43-04.htm
Buquet T., « Mise en page et mise en texte avec les feuilles de style CSS », Le Médiéviste et l’ordinateur, 43, 2004 [En ligne] http://lemo.irht.cnrs.fr/43/43-13.htm