Quelle informatique enseigner aux historiens ?
L’exemple de l’université de Paris
I
Alain Dallo
alain.dallo@univ-paris1.fr
Enseignant en histoire/informatique
Université de Paris-I
Dans les colonnes du Médiéviste, Jean-Philippe Genet notait, en 1995, que l’informatique et « l’accès aux logiciels de bases de données, de statistiques, de lexicologie, d’analyse spatiale, etc., projette l’historien dans l’espace indifférencié des sciences sociales [et qu’alors] des formes de refus se dessinent » [1]. La formation a-t-elle beaucoup changé en 7 ans à Paris I ; quel est l’apport d’Internet ; est-ce que, en dehors de la documentation, le recours aux sciences et techniques auxiliaires a pris de l’importance ? Tenter de répondre à ces questions est l’objet de ce texte.
Le contenu de la formation
Programme de l’année 2001-2002.
1re année de DEUG
– Initiation à l’informatique et au tableur (Excel), en liaison avec le programme de statistiques, pour le premier semestre.
– En relation avec l’historiographie, le second semestre est consacré à la recherche d’informations dans les catalogues de bibliothèques en ligne et d’informations sur le web. Leur mise en forme (respect des normes iso pour les bibliographies) permet d’utiliser le traitement de texte (Word).
2e année de DEUG
Pour des étudiants volontaires deux enseignements au choix :
– Statistiques et informatique (utilisation poussée d’un tableur et de ses outils d’analyse). Les statistiques descriptives et probabilistes (loi, échantillonnage, tests…) sont étudiées de façon approfondie.
– Documentation et informatique.
• Licence
– Création et gestion de bases de données (Access), étude d’un corpus de textes en utilisant les apports de la lexicométrie (Hyperbase), analyse de ces bases et de ces corpus avec les outils de statistiques et d’analyse de données (régression, corrélation, AFC), recherche sur le web pour constituer les corpus.
• Maîtrise et DEA
– Pour les étudiants qui n’ont pas suivi l’enseignement de licence, acquisition du programme correspondant et recherche avancée d’informations sur le réseau, aide technique à la réalisation du mémoire (mise en forme, respect des normes bibliographiques, etc.).
• Maîtrises, doctorants, chercheurs
– Mise en ligne de bases de données (sous un système linux : gestion et création de bases de données en sql, langage html, initiation à la programmation des scripts avec le langage php4)
– Formations sur les bases de données, les statistiques et la cartographie.
Depuis 1995 l’équipe d’historiens informaticiens s’est renforcée et a fait notablement évoluer l’enseignement qui touche désormais tous les publics et les quatre grandes périodes historiques. Pour les étudiants de maîtrise et de DEA, un enseignement spécifique leur est consacré. En ce qui concerne le contenu des programmes, une place de plus en plus importante est faite à Internet et à la documentation ; parallèlement les statistiques se sont aussi développées. Nous avons dû abandonner l’étude des bases de données en DEUG. Une partie de la logique booléenne utilisée dans les SGBD est aujourd’hui reprise avec les modules de recherche avancée d’Altavista et de Lycos. Les logiciels de Microsoft ont remplacé un certain nombre de logiciels comme Wordperfect, Quattro Pro, Foxpro, Dbase.
L’enseignement de l’informatique dans cette université a toujours voulu dépasser la prise en main d’outils. Le seul apprentissage des logiciels — traitement de texte, tableur et système de gestion de bases de données — tend à réduire notre rôle à « la didactique des modes d’emploi ». Cependant, à considérer les difficultés rencontrées par les étudiants face à des logiciels très complexes, par exemple Access, cet enseignement pratique a quelque raison d’être et illustre une des difficultés de notre enseignement.
En utilisant ces logiciels, nous cherchons à initier et à former nos étudiants à la méthodologie des sciences et techniques auxiliaires de l’histoire (informatique, statistiques, lexicométrie, cartographie, recherche documentaire…). Cette formation prend en compte l’évolution de leurs savoirs et de leurs techniques. Nos cours s’appuient en permanence sur les travaux de nos collègues historiens et sur les différents types de sources.
Toutefois, à Paris-I, l’informatique est plutôt une technique qu’une science auxiliaire de l’histoire. En effet dans nos formations nous n’abordons pas l’algorithmique, la programmation et l’étude poussée des réseaux et des autres éléments de la science informatique. La formation à la mise en ligne de base de données fait peut-être figure d’exception.
Le parc informatique des salles d’enseignement et des différents laboratoires de recherche a cru de façon exponentielle. L’installation des machines, des périphériques, des logiciels et la maintenance sont des tâches auxquelles les membres de l’équipe ont beaucoup contribué. Nous ne pouvons plus aujourd’hui faire face aux sollicitations de nos collègues par manque de temps mais aussi par manque de connaissances pointues pour faire des installations fiables et sécurisées. Notre rôle et nos compétences de techniciens trouvent leurs limites. Nous devons, en tout état de cause, redonner toute sa place à notre fonction d’enseignant.
Existe-t-il une reconnaissance des domaines sous-jacents à l’informatique ? Celle-ci se résume-t-elle à l’usage d’un ordinateur ?
Les étudiants de DEUG, licence, quelques étudiants de maîtrise et quelques doctorants acceptent de s’initier à ces sciences auxiliaires même si par exemple les statistiques ne sont pas à priori leur domaine de prédilection. Ils reconnaissent l’apport de ces méthodes à leurs recherches présentes et futures. Ils en acquièrent les connaissances de base et apprennent à en percevoir leurs limites. Ces efforts sont d’autant plus méritoires que cet enseignement en dehors de la première année de DEUG n’est pas obligatoire. Nous suivons année après année certains de ces étudiants passionnés.
Quelques-uns de nos collègues ont beaucoup plus de difficultés à percevoir notre rôle. Pour eux, l’ordinateur est un outil que tout le monde peut acheter et l’informatique est un ensemble de techniques se résumant souvent aux logiciels de Microsoft. La relation homme-machine a remplacé la relation historien-informaticien et le plus souvent celle de l’historien et du mathématicien-statisticien des années 70-80. Cette relation riche permettait à l’historien d’affiner ses problématiques, ses attentes et sa demande en fonction des possibilités techniques et des méthodes des sciences auxiliaires proposées par le chercheur qui était en face de lui (cf. l’AFC, la cartographie, la lexicométrie…). Cette relation perdue, que l’on ne peut que regretter, est le résultat de l’évolution des techniques qui permet à chacun d’utiliser, au minimum, des outils presse-bouton. Ce tête à tête entre l’historien et la machine explique certainement qu’aujourd’hui les travaux d’historiens utilisant l’analyse des données, la lexicométrie, la cartographie sont à la fois peu nombreux et peu audacieux ils délaissent les pistes nouvelles proposées par ces domaines ou d’autres (ex : cartographie dynamique, réseaux neuronaux…). Rares sont les ouvrages ou les articles qui renvoient à des pages Internet, des bases de données en ligne, des cartes dynamiques comme celles de l’Atlas de l’immigration [2], des CD‑Rom de données joints. Renvoi signifie ici « se référer à » en pointant sur une page qui contiendrait des sources, de la méthodologie ou tout autre complément du travail de recherche.
Que la machine soit devenue un outil au même titre que le stylo, soit ! Mais que cette relation particulière avec l’historien amène celui-ci à peu s’intéresser aux apports des nouvelles techniques et de nouvelles recherches scientifiques nous interroge. Est-ce pour cela qu’à l’inverse des années 70/80, la référence aux sciences auxiliaires dans les thèses et les publications occupe une place aussi faible ?
L’usage de l’ordinateur est plus fréquent pour la bureautique mais proportionnellement il est moins utilisé pour le traitement et l’analyse de nos sources.
Combien de bases de données créées n’ont été que partiellement exploitées ? La tendance reste toujours à la constitution de bases les plus exhaustives que possible (sont exclues ici les bases de données bibliographiques et documentaires). Les chercheurs utilisent rarement les théories des statistiques pour travailler sur des échantillons limités et représentatifs. S’ils le faisaient cela limiterait de beaucoup l’importance des bases de données et le temps de travail consacré à l’accumulation des fiches – il peut parfois durer plusieurs années. Il serait souhaitable aussi de donner des fourchettes ou des intervalles de confiance quand nous sommes amenés à fournir des proportions ou des calculs comme nous le rappelle l’actualité récente des sondages pour les élections présidentielles.
Comme le notait le comité de rédaction en 1995, dans la postface du numéro 31 du Médiéviste et l’Ordinateur, l’informatique ne serait toujours pas « un outil de construction du savoir et d’analyse qui nécessite la mise au point de méthodologies spécifiques » et le « domaine de l’analyse et du traitement des données historiques fait, aujourd’hui, figure de parent pauvre » [3]. Si l’on exclut quelques rares expériences, ce triste bilan conserve aujourd’hui toute sa pertinence. Ne serait-ce pas dû aux traditions de recherche séculaires de notre discipline, à savoir le désir louable d’accumuler des informations et des sources. Leur analyse reposerait surtout sur une lecture approfondie plutôt que sur leur traitement avec tous les outils et techniques possibles. À notre décharge, la tentation est grande puisque l’informatique est un extraordinaire outil de transmission et d’accumulation !
L’informatique documentaire occupe-t-elle trop de place ?
L’apport d’Internet semble la dernière justification de cette informatique outil. L’Internet permet aux chercheurs et aux étudiants de trouver et de transmettre de multiples informations : des sources, des corpus de textes, des bases de données, des articles, des cours. Cette fonction ressource sera plus ample encore lorsque l’on aura cessé d’avoir peur du pillage de son travail et quand une édition électronique aura la même reconnaissance qu’une édition papier. La création de pages Internet, de revues électroniques, de cours en ligne, voir la mise en ligne de bases de données cela se résume-t-il à « quelques clics » en utilisant des logiciels de plus en plus performants tels que Dreamwaver ou des outils en ligne ? Si cela était vrai, cela nous affranchirait de toute analyse préalable et dans ce cas là une formation rapide à quelques logiciels serait suffisante. Il n’en est rien. Une page Internet est d’une conception complètement différente d’une page papier ; par de nombreux aspects, elle se rapproche d’une photo ou d’une carte qui est d’abord lue dans sa globalité. Cette différence explique que l’on passe sur une page ou que l’on s’y attarde pour trouver l’information recherchée. De même, la création d’un cours en ligne demande un investissement temps énorme pour l’enseignant [4]. Le cours doit être beaucoup plus individualisé et il nécessite peut-être de s’appuyer sur une pédagogie par objectifs. Internet renforce « les traditions documentaires de nos disciplines historiques », l’ordinateur ne sert alors qu’à faciliter leur production.
L’utilisation de l’informatique n’est pas neutre au regard des savoirs à acquérir par nos étudiants. Quels sont les niveaux de nos exigences ? La formation devra-t-elle être poussée en statistiques, en lexicométrie, en géographie ou au contraire l’accent sera-t-il mis sur la documentation (l’information étant souvent plus dispersée …) ? Notre UFR a tendance à développer ces deux axes en parallèle. Il est certain que l’axe histoire et documentation rencontre plus de succès auprès de nos étudiants. Les étudiants de DEUG deuxième année sont deux fois plus nombreux en informatique et documentation qu’en informatique et statistique. Cela est d’autant plus regrettable que toute une partie du programme de statistique est fondamentale pour la compréhension de la constitution de classes et d’échantillons. La constitution de classes est utilisée pour la création de tableaux, de cartes et pour l’analyse factorielle de bases de données. En licence et en maîtrise, nous n’avons pas le temps de reprendre ce programme. Une réflexion s’engage aussi sur les formes de notre enseignement. Le rapport aux étudiants s’individualise avec le recours au courrier électronique. Et dernier point, ceux-ci ont souvent une pratique de l’outil qui, dans certains domaines, dépasse la nôtre, ce qui remet en cause la classique relation enseignant-enseigné.
Sept ans après, nous percevons que l’informatique et les autres sciences et techniques auxiliaires ont toujours beaucoup de mal à s’imposer malgré les efforts humains et financiers consacrés par l’UFR. Comme nous le montre l’expérience engagée auprès de doctorants et de chercheurs, il semble nécessaire d’orienter une partie de la formation vers des systèmes d’exploitation et des outils plus riches et libres de droits. Ne faut-il pas utiliser GIMP [5] plutôt qu’Adobe Illustrator pour faire des fonds de carte, ce dernier est très complexe et très cher. De même, l’utilisation des logiciels professionnels d’Articque ou de Map Info pour la cartographie de données statistiques se justifie-t-elle face au logiciel libre Grass [6] qui permet en plus, de créer des cartes dynamiques sur Internet. La nécessité, pour terminer un travail, de venir dans la salle de cours ou d’attendre l’achat du logiciel par un laboratoire de recherche est toujours source de frustration. Avec notre aide, ils pourraient s’approprier avec plus de facilité des outils « libres », tout en sachant que cela demande un investissement intellectuel et temporel très important. En plus du fait d’échapper au monopole de Microsoft, les enseignants et les étudiants utiliseraient des logiciels certainement beaucoup plus complexes mais peut-être mieux adaptés à leurs besoins, qui ne sont pas ceux de la gestion. L’adaptation de ces logiciels pourrait se faire plus rapidement avec l’aide d’ingénieurs ou de passionnés qui auraient accès au code source. Un plus grand nombre d’étudiants seraient en contact permanent, par l’intermédiaire du Web, avec des communautés internationales d’informaticiens, de chercheurs et d’enseignants qui font évoluer très vite leurs domaines et leurs outils. Cela permettrait également une veille scientifique plus efficace car mieux partagée.
[1]. Jean-Philippe Genet, « La formation des historiens à l'informatique en France : espoir ou désespoir ? », dans Le Médiéviste et l'Ordinateur n° 31-32 [en ligne] [ref. du 12/05/2002]. Disponible sur Internet : http://www.irht.cnrs.fr/meto/Mo31.htm ISSN 0223-3843
[2]. Éric Guichard, Atlas de l'immigration [en ligne], Paris : ENS, 08/06/1999 [ref. du 12/05/2002]. Disponible sur Internet : http://barthes.ens.fr/atlasclio/.
[3]. « Postface : au terme de notre enquête, au terme de votre lecture, qu'avons nous appris ? Où en est notre réflexion ? » Le Médiéviste et l'Ordinateur n° 31-32 [en ligne] [ref. du 12/05/2002]. Disponible sur Internet : http://www.irht.cnrs.fr/meto/Mo31.htm ISSN 0223-3843
[4]. « Our experience is that it takes at least 50 hours to develop one hour of robust computer aided training, Voorbij J. B. Information Technology and the Humanities : On Dreamers and Acrobats », Le Médiéviste et l'Ordinateur n° 31-32 [en ligne] [ref. du 12/05/2002]. Disponible sur Internet : http://www.irht.cnrs.fr/meto/Mo31.htm ISSN 0223-3843.
[5]. Peter Mattis, Spencer Kimball, The GIMP Homepage [en ligne], Waco, Texas, mise à jour 21/02/2002 [ref. du 12/05/2002]. Disponible sur Internet : http://www.gimp.org
[6]. GRASS Development Team. Welcome to the Official Home of the GRASS GIS ![en ligne]. USA, mise à jour 24/04/2002 [ref. du 12/05/2002]. Disponible sur Internet : http://www.geog.uni-hannover.de/grass/