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Le Médiéviste et l’ordinateurHistoire médiévale, informatique et nouvelles technologies
n° 40 (Automne 2001) : La numérisation des manuscrits médiévaux
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La numérisation des manuscrits scientifiques et techniques médiévaux sur le web : notes de lecture

Pierre Portet
pierre.portet@noos.fr

Je voudrais évoquer dans les lignes qui vont suivre quelques visites faites sur le web entre le mois de septembre 2000 et le mois de mai 2001 à la recherche de manuscrits scientifiques médiévaux. Je note d'abord et d'évidence que, techniquement, il n'y a pas de différence entre le fait de numériser un cartulaire et un traité de mathématique. Il n'y en a pas beaucoup plus dans l'organisation de l'appareil critique et documentaire nécessaire à leur exploitation. C'est par intérêt personnel pour la science et les techniques du Moyen Âge que je me cantonne à l'examen de ce type documentaire et les remarques qui vont suivre pourraient bien s'appliquer àd'autres thèmes de la production manuscrite de l'époque. Une ultime précision pour dire que je n'ai retenu que les entreprises qui proposaient des images utilisables pour du « vrai » travail, images où l'on peut lire le texte et essayer d'interpréter les tracés. Il s'agissait donc pour moi de repérer des éditions de manuscrits répondant à ces critères de lisibilité et qui, par surcroît, pouvaient présenter des aides à la navigation à l'intérieur du contenu ainsi qu'un appui pour son interprétation. La moisson ne fut pas abondante mais une de ses gerbes montre ce que peut être un vrai travail novateur. Il s'agit de l'édition du bestiaire d'Aberdeen entreprise au début des années 1990.

Le ms. Aberdeen University Library MS 24 a été copié et enluminé en Angleterre aux alentours de 1200. La bibliothèque de l'université a décidé vers 1995 de le numériser et d'en proposer une édition électronique sur l'internet : http://www.clues.abdn.ac.uk:8080/besttest/firstpag.html. L'ensemble que l'on peut y voir est très complet et il permet d'analyser le manuscrit aussi bien du point de vue des images qu'il contient que de son contenu textuel. Autour de la reproduction en images très lisibles, l'environnement d'interprétation propose des pages d'introduction fournies. Elles vont de la définition générale du genre : qu'est-ce qu'un bestiaire ? Jusqu'à la transcription et à la traduction en anglais du texte latin. Des chapitres traitent également de la codicologie et de l'histoire de l'ouvrage. Il est possible de rechercher des mots ou des phrases à l'intérieur du texte du bestiaire, tout autant que de le parcourir à l'aide d'une table des matières. Sur une même page, l'image, la transcription et la traduction se répondent et permettent d'avoir simultanément à sa disposition de bons outils d'analyse. Que dire de plus ? Voilà un exemple de ce que devrait être une publication numérique réellement opératoire : une bonne image du manuscrit, lisible et précise, accompagnée de l'appareil utile à l'étude, conçu de telle sorte que le recours à une bibliothèque soit rendu moins immédiatement nécessaire.

La philologie, nous disait Bernard Cerquiglini, est une « science de la déperdition ». L'édition pour le web du bestiaire d'Aberdeen donne un outil d'étude presque autonome. Le Early Manuscripts Imaging Project http://image.ox.ac.uk/ de l'université d'Oxford constitue, par rapport à l'Aberdeen bestiary project, une manière de régression documentaire, voici pourquoi.
Une première phase de cette entreprise a été achevée en 2000. Une refonte récente du site engagée à l'occasion de problèmes techniques survenus en janvier 2001 a permis une restructuration des pages présentées désormais à l'aide de la technologie Java associée à un fichier XML unique. Tout cela donne maintenant accès à 80 manuscrits dont quelques-uns traitent de sujets scientifiques comme le montre le tableau suivant extrait du
site :

MS. Digby 83

Opusculum de ratione spere, an anonymous Latin compilation on astronomy, geography and astrology in four books, incorporating excerpts from Hyginus, Isidore, etc. ; with diagrams, maps, and drawings of constellations and Zodiac signs, English, mid 12th cent.

MS. Digby 93

Astronomical texts, in Latin but including translations from the Arabic, primarily an English compilation of the 15th century, preceded (fols. 1-8) by an earlier quire of smaller format belonging to Oxford Franciscans of the mid 14th cent.

MS. Digby 76

Roger Bacon and others, Latin works on science and mathematics, assembled from several 13th-cent. booklets of which the last (fols. 110-122) is partly of palimpsest parchment. Marginal annotations by John Dee, who bought the volume in 1556 from John Leland's library ; owned in the 1620s by Sir Robert Cotton.

Après quelques atermoiements liés à des choix d'acquisition [numérisation de clichés déjà existants ou bien nouvelle campagne photographique], il apparaît que la plupart des images ont été ensuite réalisées en numérisation directe sur le support original. Cela donne une qualité exceptionnelle aux reproductions. On verra par exemple celles de Digby 83, un traité de la sphère réalisé en Angleterre vers 1150. La navigation dans le manuscrit se fait à partir d'imagettes positionnées dans le cadre de gauche et une image de haute définition en couleurs apparaît lorsque l'on clique sur cette imagette. On peut parfaitement lire le texte et les moindres signes qui se trouvent sur le manuscrit. La taille réelle de l'artefact est constamment rappelée par une réglette centimétrique. Malheureusement la notice scientifique du manuscrit est réduite à sa plus simple expression, il n'y a pas de transcription ni d'étude même sommaire, pas de table des matières proposée. À l'inverse, dans la longue notice consacrée au copyright, le lecteur est averti dans les moindres détails de ce qu'il encourt s'il outrepasse les limites fixées par la vénérable université.

Prenant un parti similaire, l'université de Pennsylvanie [Schoenberg center for electro-nic text and image] propose un ms. U. of Penn. Ms. Codex 69 http://www.library.upenn.edu/etext/collections/occult/miscellany/ contenant des oeuvres scientifiques et médicales de Geber (Jabir ibn Hayyan), Albert le Grand et Jean de Rupescissa. Il a été réalisé vers 1450-1475 et sa présentation s'apparente en termes de choix éditoriaux à ceux effectués par l'université d'Oxford. On consultera donc de façon séquentielle une image de bonne qualité mais livrée sans aucun éclaircissement.

Voilà pour le premier groupe d'éditions numériques rencontré sur le web. On y voit des manuscrits reproduits en totalité mais inégalement accompagnés d'outils d'interprétation et d'analyse. Le texte et les images de manuscrits scientifiques proposés simultanément sont donc une denrée rare. L'autre tendance promue par les institutions est centrée sur la diffusion de l'image seule, le terme image étant ici compris comme la miniature, le dessin contenu dans le manuscrit.

Ce type de réalisation est bien caractérisé par la base Enluminures produite par la bibliothèque municipale de Lyon :http://sgedh.si.bm-lyon.fr/dipweb2/phot/enlum.htm.
Elle contient 12 000 images provenant de 457 ms. conservés dans ses magasins et allant du vie au XVIe siècle. Certains d'entre eux sont des ouvrages scientifiques, techniques ou encyclopédiques. Le ms. 172 [XVe siècle] par exemple contient une sphère de Jean de Sacrobosco ainsi que d'autres ouvrages d'astronomie et de mathématiques.
Selon les termes mêmes de l'auteur du site : « La base met l'accent sur les images contenues dans les livres sans chercher à donner une description précise du manuscrit ou du livre imprimédont elles sont tirées : seuls l'auteur, le titre, la date et la cote du livre sont indiqués ». La recherche est facile et les images sont indexées en utilisant une version simplifiée du Thesaurus des images médiévales pour la constitution de bases de données iconographiques publié en 1993 par le groupe d'Anthropologie historique de l'Occident médiéval (EHESS - Paris).
Ici donc on privilégie l'iconographie comme élément central, l'appareil entourant les images reste strictement localisateur dans le temps et dans l'espace et la qualité des reproductions mises en ligne laisse à désirer à cause de leur faible taille et de leur manque de définition.
Le programme Druckgraphische Buchillus-trationen des 15. Jh. : http://mdz.bib-bvb.de/digbib se situe dans la même veine typologique, mais en dehors des manuscrits tout en restant dans notre domaine documentaire. Mis en oeuvre par la Bayerische Staat Bibliothek de Münich, il propose de visualiser l'illustration de ses incunables à l'aide d'une interface particulièrement réussie en termes de commodité d'usage. Pour notre propos s'y trouvent l'ouvrage de Hieronymus Brunschwig, Liber de arte distillandi de simplicibus paru à Strasbourg chez Johann Grüninger en 1500 et sa Chirurgia chez le même éditeur datée de 1497. Chaque ouvrage bénéficie d'une fiche complète d'identification et toutes ses illustrations sont reproduites de belle façon. Le texte n'est pas fourni, il s'agit là aussi d'une banque d'images décrites selon la norme de description IconClass.
Ces notes rapides montrent que les manuscrits scientifiques et techniques produits au Moyen Âge ne sont pas nombreux à être disponibles sur le web pour une utilisation à l'instar de celle que l'on pourrait en faire dans leur lieu de conservation. Quelques exemples cependant impressionnent, le bestiaire d'Aberdeen et à un moindre degré le projet d'Oxford. Ces entreprises anglaises montrent le chemin qu'il faudrait suivre pour faire véritablement un saut qualitatif crucial en matière de diffusion des textes scientifiques et techniques médiévaux.


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