Le Médiéviste et l’ordinateur
Le Médiéviste et l’ordinateurHistoire médiévale, informatique et nouvelles technologies
n° 41 (Hiver 2002) : L’apport cognitif

Tryptique de lectures du Médiéviste et l’ordinateur

Christine Ducourtieux
Christine.Ducourtieux@univ-paris1.fr

L’Informatique et le médiéviste : l’apport cognitif, comment faire l’économie d’un retour sur notre propre publication avec pareil sujet ? Le Médiéviste a-t-il nourri la réflexion sur ce thème ? Ma première idée a été de passer à la moulinette de quelque logiciel d’analyse lexicale les numéros disponibles sur support électronique, soit à peu près la moitié [1]. Puis après avoir dressé rapidement les dictionnaires des dits numéros avec le Koutosuiss d’Éric Guichard [2], je me suis aperçue que j’ignorais par quels mots saisir la présence du rapport cognitif, s’il existait. Les listes du vocabulaire révélaient une certaine cohérence — le Médiéviste parle d’histoire médiévale et d’informatique — mais quels vocables pister pour saisir la relation dynamique du médiéviste et de l’ordinateur ? Il m’a semblé prématuré de choisir des mots avant d’avoir fait une lecture physique des bulletins. Une tournure de phrase, l’usage d’un temps comme les silences me paraissaient également importants. Nomme-t-on nécessairement ce que l’on fait ? S’est-il agi de réfléchir à l’apport possible de l’outil informatique ou plus exactement de s’en servir ? Essayer de répondre à ces questions m’a semblé un objectif suffisant pour l’heure et j’ai opté pour un choix de lectures traditionnelles — même si elles sont plus impressionnistes que scientifiques — et combinées. Cette option est lente, le texte qui en résulte est long — parfois sans doute ennuyeux — mais là encore il s’agit d’un choix délibéré car je voulais faire sentir combien la lenteur est nécessaire pour saisir au-delà des intentions une ou des réalités.

Lecture panoramique

Du printemps 1979 à l’automne 2001, Le Médiéviste et l’ordinateur a paru au rythme régulier de deux numéros par an. Cet ordre saisonnier n’a été bouleversé qu’au bénéfice d’évènements spéciaux, tel en 1989 l’édition du volume Le Médiéviste et l’ordinateur. Actes de la Table, Paris, CNRS, 17 novembre 1989 qui complète le numéro spécial des dix premières années d’existence.

Au fil des ans, Le Médiéviste a appris l’élégance typographique et, sans doute moins anecdotique, a pris de l’embonpoint : 17 feuillets A4 pour le premier numéro contre 85 pages du même format pour le dernier paru ; à vrai dire, il s’agit ici de la publication d’une Journée d’Étude. En réalité, le volume des numéros a souvent été fonction du sujet et les articles n’ont jamais été limités a priori à un nombre de caractères. Ainsi toute étude sur le paramètre de la taille est-il sans grand intérêt.

Quarante numéros, une vingtaine d’années d’existence invitent à une lecture non pas commémorative ou anniversaire mais diachronique et critique. Les rédacteurs du Médiéviste, qui se sont succédés au cours de ce quart de siècle, ont en commun un goût prononcé pour la discussion. Ils ont tout à la fois la conviction de l’intérêt des méthodes informatiques, la cruelle conscience de leur compétence relative face à la mouvance technologique et l’espoir raisonné de rejoindre parfois les interrogations d’autres médiévistes sur le devenir de leur discipline, compte-tenu des nouvelles méthodes d’analyse des données historiques. La diffusion gratuite du Médiéviste et l’ordinateur est sans doute une parfaite illustration de l’esprit qui l’anime. Il s’inscrit effrontément en faux contre le principe selon lequel ce qui est gratuit n’a guère de valeur !

« Conçue à l’usage des historiens médiévistes français et sans autre ambition que de les informer des expériences informatiques tentées dans leurs domaines de recherche — aussi bien les manquées que les réussies — cette publication légère a franchi depuis longtemps les frontières de l’hexagone » (Avant-propos du Médiéviste et l’ordinateur, ré-édition n° 1-10, Paris, s.d.). Léger, le ton est donné : « il faudrait que tous les lycéens puissent pratiquer l’informatique pour qu’ils découvrent ce qu’est la poésie » (Gilbert Cesbron cité par H. Vigne, op. cit., n° 2, p. 19). Combien de revues savantes oseraient-elles se référer à un romancier dit « de gare » ? Cet exemple illustre la volonté de s’affranchir de la tyrannie des références savantes, les rédacteurs s’autorisent un champ libre de citations. Bulletin professionnel plus encore que revue, le Médiéviste s’adresse à une communauté et, par souci d’efficacité, adopte la liberté de ton indispensable au récit d’expériences où ne sont masqués ni les difficultés, ni les échecs rencontrés. Pour être utile, il faut être débarrassé des préambules jargonnants en usage dans les écrits officiels. Cette visée utilitariste est rapidement pointée et critiquée par un lecteur :

« l’empreinte d’utilitarisme que vous avez voulu imprimer à votre bulletin… est peut-être trop profonde : la vision des possibilités d’emploi de l’ordinateur dans vos études… semble finalement manquer de recul et de perspective. Par exemple, vos articles ne permettent pas de comprendre s’il existe des exigences informatiques propres au médiéviste qui se différencient par rapport à celles d’autres chercheurs en sciences humaines » (éditorial, n° 2, Automne 1979, p. 1).

L’ancrage dans le domaine de la médiévistique n’est donc pas encore tout à fait arrêté ni même assuré. En effet, en 1981, André Zysberg s’écrit : « Pourquoi pas l’historien et l’ordinateur ? Il évoque alors la famille des historiens. Ceux-ci ne partagent-ils pas sur les questions de moyens et de méthodes en matière d’informatique, et notamment sur le problème épineux des sources sérielles, les mêmes intérêts ? La réponse de Lucie Fossier ne tarde pas. Commentant la phrase d’un responsable du CNRS « L’informatique médiévale, ça n’existe pas », elle ne désavoue pas son collègue moderniste mais déclare être néanmoins convaincue que les sources médiévales sont spécifiques et que ce bulletin doit garder des préoccupations et une langue propre à une communauté de chercheurs (éditorial, n° 9 Automne 1981). Ce choix est très certainement scientifique mais l’évocation du « responsable » laisse supposer que cette décision est également politique. L’année suivante, les modernistes et les contemporanéistes créeront leur propre structure…

Un bulletin aussi résolument ancré dans la pratique pour une communauté restreinte/ spécifique choisit des titres précis :

N° 1     Printemps 79 – Traitement de texte

N° 2     Automne 79 – Autour de la charte

N° 3     Printemps 80 – Sources sérielles médiévales.

N° 4     Automne 80 – Sources sérielles médiévales.

N° 5     Printemps 81 – Introduction à l’analyse factorielle

N° 6     Automne 81 – Thesaurus, lexique

N° 7     Printemps 82 – Introduction à la classification automatique

N° 8     Automne 82 – Des cadastres médiévaux : qu’en faire ?

N° 9     Printemps 83 – La Micro-informatique à l’ordre du jour : avis d’utilisateurs

N° 10   Automne 83 – La Prosopographie. Les « fantassins » de l’histoire à l’honneur

N° 11   Printemps 84 – Le testament

N° 12   Automne 84 – Le problème des « entrées-sorties ». De la carte perforée au texte numérisé

N° 13   Printemps 85 – Le livre médiéval et l’informatique

N° 14   Automne 85 – Micro-informatique et Informatique lourde

N° 15   Printemps 86 – Quand l’ordinateur devient intelligent.

N° 16   Automne 86 – L’édition électronique

N° 17   Printemps 87 – Le lecteur optique : ou en est-on ?

N° 18   Automne 87 – Onomastique médiévale et indexation automatique

N° 19   Printemps 88 – Le renouveau de la recherche documentaire

N° 20   88–89 numéro spécial [le médiéviste a 10 ans] bilan

N° 21   Printemps 90 – Bases de données

N° 22   Automne 90 – La recherche de citations

N° 23   Printemps 91 – Bases de données structurées : modèles de formalisations des données et choix de logiciels

N° 24   Automne 91 – Compatibilités

N° 25   Printemps 92 – L’informatique et les textes en français médiéval.

N° 26-27 Automne 92-Printemps 93 – Traitements informatiques et iconographie.

N° 28   Automne 93 – Les CD-ROM

N° 29   Printemps 94 – L’informatique et l’archéologie.

N° 30   Automne 94 – Les réseaux

N° 31-32 Printemps Automne 95 – Les médiévistes et la politique de l’informatique

N° 33   Printemps 96 – Le latin médiéval et l’ordinateur

N° 34   Hiver 96-97 – Hagiographie / Hagiologie

N° 35   Été 97 – Bibliographies

N° 36   Hiver 97 – Généalogie et informatique

N° 37   Hiver 98 – Le texte médiéval sur Internet. Chercher et trouver

N° 38   Hiver 99 – Le texte médiéval sur Internet. Mettre des textes sur Internet.

N° 39   Musique 2000

N° 40   Automne 2001 – La numérisation des manuscrits médiévaux. Actes de la Journée d’Étude, Paris, 13 octobre 2000

Que nous apprennent-ils ? Que plus d’un quart des numéros se structure et s’articule autour d’un type de source : la charte, le cadastre, le manuscrit, etc. ; qu’un groupe de même importance s’ancre dans un des domaines de la médiévistique : prosopographie, généalogie, latin médiéval, etc. ; un petit quart est axé sur les systèmes et techniques informatiques et leurs incidences sur les usagers médiévistes ; le reliquat allant à ce que l’on dénomme l’informatique documentaire. C’est donc une impression d’équilibre qui se dégage de la lecture rapide des titres.

Toutefois, si l’on considère l’évolution du vocabulaire — ainsi faut-il traduire « traitement de texte » par analyse lexicale en 1979 — 11 numéros traitent des problèmes d’analyse lexicale, 7 des objets et supports techniques pour traiter le texte et l’éditer, soit la moitié des numéros consacrée aux textes de manière spécifique ; l’archéologie, l’iconographie ne bénéficient que d’un numéro… Ainsi le Médiéviste s’intéresse aux textes, n’est-il pas hébergé par l’IRHT, institut de recherche… textuelle ? Je ne vérifie jusqu’à présent que des évidences. L’analyse des titres est certes superficielle mais elle révèle toutefois que, jusqu’au n° 8 (1982), la méthodologie est au cœur des problématiques alors qu’après cette date les thèmes techniques sont plus fréquents. En feuilletant rapidement la collection, peut-on plus finement déceler une évolution chronologique ?

« En mai 1975… le manque d’information et de coordination [est] à l’origine d’une mauvaise ou insuffisante utilisation de l’ordinateur pour l’exploitation des sources du Moyen Âge », un groupe de chercheurs décide alors de travailler en réseau afin de faire connaître les expériences menées en ce domaine, présenter les centres de recherche et leurs ressources et diffuser gracieusement un bulletin de liaison (éditorial, n° 1, 1979). Le Médiéviste est une entreprise de pionniers. Ils sont peu nombreux, décidés et sérieux. L’histoire est une science et l’historien doit savoir relater sans fard et sans crainte ses expériences, fruits de ses tâtonnements méthodologiques. Jusqu’au numéro 11 inclus (1984), le sentiment du lecteur est que la ligne « dure » des premiers temps est suivie. Chaque objet d’étude est au préalable défini, décrit et si l’on aime à raconter ce que l’on entreprend, on semble plus encore désireux de débattre des méthodes. Le courrier des lecteurs qui disparaîtra — ou sera réduit à peau de chagrin — vers le début des années 1990 a une réelle importance dans les débuts. Il est lieu de réponse, de discussion et parfois occasion de véritables articles. Ainsi avec un Retour en force aux cadastres (n° 9, 1983, p. 16-20), plusieurs auteurs discutent, complètent le n° 8 consacré à ces questions ; l’analyse factorielle, l’analyse lexicale seront le terrain de véritables joutes intellectuelles.

Les années 80, sont celles des bases de données, bases ou banques, longuement présentées et discutées. La session III des Actes de la Table Ronde du Médiéviste et l’ordinateur de 1989, introduite par Caroline Bourlet est intitulée : « Fait-on bien de mettre les données en banque ? ». Ces textes reflètent la teneur des articles des premières quinze années : temps des grands projets collectifs — constituer des fonds informatisés de documentation historique — où les projets individuels semblent vouloir se fondre dans ce dessein communautaire.

1983, la question de la micro informatique pointe son nez et les numéros suivants témoignent d’un intérêt croissant pour les objets et supports techniques : 1984, la carte perforée, l’imprimante ; ainsi Paul Brailey constate que « le langage courant ne distingue plus les technologies mais les qualités » (n° 12, p. 16) et dresse un panorama des matériels d’impression. Le chercheur, souvent chargé désormais du travail éditorial, est préoccupé par la qualité de la sortie de ses travaux, et veut être guidé dans ses choix d’équipement ; 1985, les réseaux, des glossaires techniques ; 1986, l’intelligence artificielle, les systèmes experts, l’édition électronique ; 1987, le lecteur optique, etc. Le bulletin n’est plus seulement rythmé par les saisons, il y a désormais alternance entre des numéros consacrés grossièrement au matériel informatique — liste de logiciels, notices explicatives, « tuyaux » techniques suivant les besoins — et un numéro « classique » portant sur la question du traitement des sources médiévales et des problématiques de la médiévistique. Cette partition est dès lors stable.

Le Médiéviste a dix ans, Lucie Fossier répond alors aux reproches de lecteurs de plus en plus nombreux qui voient avec inquiétude le bulletin grignoté par la part grandissante donné à la prospective technologique (n° 20, 1988-1989). Le plaidoyer comme les critiques sont intéressantes ; à relire les articles de ces années 80, il est évident que le traitement des sources médiévales est encore au cœur des préoccupations des rédacteurs. Ils ne se contentent pas d’illustrer leurs expériences mais s’efforcent d’être toujours aussi critiques. Cependant, il est tout aussi évident que, dès 1984, le jeu ‘un support chasse l’autre’ focalise les attentions. Oui, l’historien vit dans le présent ! Oui, l’actualité des techniques informatiques a été, ces années là, particulièrement remarquable tant du point de vue qualitatif que quantitatif ! Oui, le médiéviste a été captivé, voire fasciné ! Le Médiéviste a assuré la veille, l’utilitarisme l’y prédisposait. Il me semble que les questions de méthodologie ont été presque insensiblement dévolues, à dater de 1986, à Histoire et Mesure comptant parmi ses fondateurs des rédacteurs du Médiéviste — alors que ce dernier s’attachait à décrire les réalisations documentaires des centres de recherche et à poursuivre son rôle de défricheur. Ceci ne signifie pas que le Médiéviste est une source à bouder pour qui aurait envie de fouiller cette question de l’apport cognitiviste à la médiévistique. Quelle serait la pertinence d’une analyse factorielle sur le texte du Médiéviste ? Le franc-parler est certes une langue difficile à peser, mais elle n’en est pas moins fort riche en enseignements sur la relation de l’historien et de l’outil informatique.

Les orientations observées dans la seconde moitié des années 80 perdurent jusqu’à nos jours. Elles révèlent la tension qui existe entre le dynamisme du marché des produits informatiques et la relative stabilité des réalisations comme des problèmes rencontrés. Il serait sans doute intéressant de reprendre l’historique des projets afin d’évaluer leur traitement au fil du temps, leur aboutissement, leur mutation, parfois hélas leur enlisement… Le paysage du possible est désormais mieux connu, plus familier et les rédacteurs éprouvent moins le besoin d’en faire la publicité. Les temps sont mûrs pour les bilans et le présent numéro est sans doute la cristallisation de cette évolution. Pourquoi informatiser ? Cette question court au fil des ans de manière insidieuse, et sonne comme un peu désillusionnée ces dix dernières années. Le numéro 32 (1985), intitulé Les médiévistes et l’informatique est le point d’orgue de cet état d’esprit. La discussion semble suspendue —les lecteurs réagissent moins, ils se tiennent au courant des nouveautés, lisent-ils encore ? Il faudrait s’en assurer ! Feuilleter la revue m’a permis de glaner année après année quelques bribes intéressant la question : pourquoi fallait-il ajouter l’informatique à la palette des historiens ?

Lecture en diagonale

1979, n° 1 – Le réseau du Médiéviste entend persuader les réticents [leurs collègues]… que l’informatique peut porter ses fruits (éditorial). Le discours est militant et optimiste. Josette Metman dans le Courrier des lecteurs, en qualité d’utilisateur chevronné ne doute guère de l’avenir prometteur de l’informatique pour les historiens mais signale l’une des fonctions déjà disponible et accessible au plus grand nombre, à savoir la gestion automatisée de fichiers documentaires, plus précisément ceux qui sont destinés à fournir aux chercheurs les matériaux indispensables à la synthèse qu’ils projettent.

Dans ce premier numéro, le désir d’évangéliser une communauté et la conscience que le chercheur travaille seul se côtoient. L’informatique documentaire, comme valeur sûre, est mise en avant.

1979, n° 2 – C. Billot raconte avec enthousiasme son travail en vue du traitement informatique des données de sa thèse avec l’équipe de l’IRHT : « J’estime que le bilan est très positif tant du point de vue de mes propres recherches qu’à celui de la formation du chercheur. Je pense que le découpage et le codage des informations sont une excellente école… Trois problèmes : les règles d’écriture… le temps de la mise en mémoire des données… les supports magnétiques » (p. 19-20).

L’informatique, à cette date, suppose un travail collectif ou du moins d’équipe et les problèmes rencontrés sont déjà ceux de demain..

1980, n° 3 – « le traitement informatique s’imposait à cause de la masse des données… à propos du traitement du cadastre d’Orvieto… apport irremplaçable de l’ordinateur… [résultat difficile à manier par la masse même…] (E. Carpentier p. 5 et 7). Louis Stouff fait écho à cette réserve en ce demandant « si le jeu (l’entrée de ses données sur support informatisé alors les cartes perforées, objet de discussion dans ces premiers numéros) en valait la chandelle ? » (p. 13). Michel Rouche après avoir avoué qu’une semaine de stage… lui avait laissé « la tête comme une citrouille », dit avoir compris tout l’intérêt scientifique des trois possibilités de l’informatique : traitement de textes, analyse documentaire et statistique. Il admet comme à regret que des notions mathématiques sont précieuses, que l’effort est nécessaire et légitime au regard du devoir de rigueur scientifique et conclut que l’informatique est comme la numismatique ou la photo aérienne une science auxiliaire de l’histoire (p. 17-18).

Les principales utilisations de l’ordinateur sont dessinées. Les pionniers veulent convaincre mais n’essaient pas de persuader que la démarche est facile, seulement qu’elle est scientifique donc indispensable. Enthousiasme et raison, la masse des données impose l’usage de l’ordinateur mais après il faut traiter des données plus importantes… Le moteur et le frein de toute entreprise sont déjà identifiés. Le stagiaire paraît convaincu, faut-il rappeler qu’il est, pour s’être inscrit, déjà volontaire ? L’informatique est-elle considérée comme une science auxiliaire ?

1980, n° 4 – Jean-Philippe Genet s’étonne de la timidité des historiens d’Outre-Manche devant l’ordinateur alors que les « littéraires » utilisent la machine. il souligne toutefois qu’un effort considérable d’enseignement a été entrepris.

Les Français ne sont pas en retard. Le Médiéviste a toujours accueilli des articles étrangers, notamment de langue anglaise. Les comptes rendus des colloques comme la qualité des rédacteurs soulignent cette visée d’une médiévistique internationale.

1981, n° 6  Alain Guerreau : « Un mot d’abord… sur l’ordinateur (avec des majuscules, s’il vous plaît!). Cet ustensile n’étant jamais qu’une grosse calculatrice, il semble dérisoire de faire appel à ses services, autrement qu’au plan de la pure gestion administrative et commerciale, si l’on n’a pas des bases mathématiques sérieuses, suffisantes au moins pour concevoir des calculs complexes justifiant le recours à un tel matériel. S’imaginer qu’en utilisant de grosses machines (coûteuses), avec de gros programmes…, et en engrangeant des foultitudes de données…, on va résoudre comme par miracle (Saint Ordinateur, prier pour nous), tous les problèmes historiques possibles (ou même quelques-uns), c’est, pour le moins, mettre la charrue avant les bœufs : qu’on apprenne d’abord un minimum de mathématiques et de statistiques… » (p. 20).

La machine est un objet, banal, dépourvu de tout pouvoir magique et en être l’usager ne signifie pas pour autant être un scientifique ! La déclaration est sans ambiguïté, ce texte montre sans doute la naïveté de quelques enthousiastes comme la mauvaise foi des détracteurs.

1983, n° 9 – Lucie Fossier dans l’éditorial : « Oui, le micro ordinateur fait fureur… la micro-informatique tente beaucoup les « humains » car elle semble mieux adaptée à leurs besoins que le matériel lourd…que choisir ?… la machine idéale varie avec l’individu (ou le groupe) ». Jean-Luc Minel évalue les avantages du micro : travail à domicile, propriété des données sur disquettes, langage simple (BASIC), résultats rapides, peu coûteux ; inconvénients : mémoire limitée, programme trop simple, renforcement de l’individualisme, communication plus difficile avec les centres de calcul (p. 2-3). Michaël Hainsworth, directeur du Centre de Calcul du LISH expose sa nouvelle mission : mettre à la disposition des chercheurs des machines et des hommes qui sachent répondre aux questions toujours nouvelles… une vitrine ouverte et . C’est une tâche difficile… conclut-il (p. 4-5).

L’individu n’est plus entre parenthèses alors que le groupe y est relégué. Avec le micro, les rêves s’expriment… L’informatique est toujours une affaire d’hommes mais le rôle de l’informaticien glisse de celui de détenteur d’un savoir à celui de prestataire de service.

1984 n°11 – « La très large diffusion des moyens informatiques… conduit inévitablement tout médiéviste à se remettre en question. Le recours a l’ordinateur est-il toujours utile et nécessaire ? Est-il vraiment plus rapide et dans quels cas ? N’aurait-il pas fallu y songer plus tôt ? » et Agostino Paravicini Bagliani de conclure que l’ordinateur lui a vraiment été utile pour constituer des index sans pour autant décrire des outils utilisés (p. 9-11).

L’informatique est là ! On ne peut plus l’ignorer et l’on se pose des questions qui vont devenir la trame de bien des récits d’expérience, un « genre » est né : l’auteur commence par les questions d’usage, la description de sa recherche suit et un constat nuancé mais ouvert et optimiste conclut…

1984, n°12 – « … Les médiévistes… se trouvent à la pointe du progrès… Par nécessité… pour les données qu’ils manipulent… l’entrée en clair s’est toujours imposée dans le domaine de l’informatique documentaire. Dans le traitement du texte, la difficulté de saisir sans fautes des textes remplis de variantes orthographiques a vite imposé des systèmes permettant aisément des corrections… les supports magnétiques, cassettes, disquettes…, sont partout en usage.… Les « humains » ne se sont jamais fait aux listings en capitales dont les scientifiques se satisfaisaient sans effort, et les réticences qu’à rencontrées l’utilisation des méthodes informatiques en Sciences Humaines tenaient pour une grande part à l’aspect rébarbatif et trop fruste de l’impression. D’où le succès des imprimantes à caractères riches… » (Lucie Fossier, éditorial). « le numéro 12 pose avec une urgence qui croît chaque jour la question des relations entre informatique « lourde » et micro-informatique » (R. Pellen, n° 13, p. 23) avec son corollaire l’augmentation du nombre des machines et la baisse des effectifs techniques humains…

Les scientifiques, curieusement, sont identifiés comme pas tout à fait humains… On dit son désir de s’émanciper de leur joug ; on s’inquiète un peu aussi.

1985, n° 13 – Mais quelle informatique ? échantillonage et méthodes statistiques, Denis Muzerelle et Ezio Ornato (p. 2-6) « … la ligne de partage entre informatique lourde et micro-informatique n’est pas aussi tranchée que ne laisse croire la terminologie. Dans un certain nombre de cas, le recours à l’une ou à l’autre est imposé par des nécessités absolues : on ne saurait implanter une base de données conséquentes sur un micro-ordinateur, ni y effectuer dans un délai raisonnable des analyses multidimensionnelles sur des tableaux de variables trop importants ».

Cet article méthodologique réconcilie « les chiffres et les lettres » et rappelle que les outils doivent être choisis en fonction des buts poursuivis, toutefois la réalité matérielle est toujours aussi pesante..

1985, n° 14 – La quête de « la machine parfaite » au SICOB, pas trop coûteuse, compatible (éditorial). Pour les démographes, « l’informatique est une vieille compagne » qui les aident à régler les lourds problèmes statisticiens. Ils ont appris également à utiliser en parallèle pour des usages différents la micro comme ils n’avaient pas banni de leur pratique le papier et le crayon, ainsi que l’expose un vieux routier de la micro-informatique, Jean-Pierre Bardet, dir. du Laboratoire de démographie historique (p. 5-7).

L’idée de la combinaison des outils et de la complémentarité des supports est soulignée ; faut-il y voir quelque désir de tempérer l’enthousiasme suscité par l’arrivée d’ordinateurs de plus en plus attrayants ?

1986, n° 15 – Intelligence artificielle… un terme qui fleure bon la science-fiction. Toutefois, la notion de système expert est plus familière à l’historien « un système expert vise à simuler les raisonnements fondamentaux de l’expert, spécialiste d’un domaine donné » (J.-P. Genet, éditorial). « L’historien de demain sera programmeur ou ne sera pas » annonçait jadis E. Le Roy Ladurie ; mon point de vue est qu’il appartient à l’historien de devenir d’abord « expert » en matière de raisonnements, ses raisonnements propres — ce que l’informaticien n’est pas, ou rarement — en abandonnant modestement à ce dernier l’expertise en matière de programmation — ce que l’historien, même programmeur, n’a pas, ou rarement » (J.-C. Gardin, n° 16, courrier des lecteurs p. 50).

Perspectives méthodologiques de cette nouvelle avancée scientifique. Prospective à l’usage de l’histoire, nous sommes dans le domaine du cognitif… J.-C. Gardin souligne l’obligation d’une collaboration entre historien et informaticien ; le savoir de l’un et de l’autre devant se rencontrer et non être confondus.

1986, n° 16 – L’édition électronique : « allant de l’utilisation de matériel et logiciel « conviviaux »… jusqu’à la photocomposition « maison », jusqu’au logiciel raffiné permettant une édition parfaite » (L. Fossier, éditorial). « Il convient donc, pour les ouvriers des mots que nous sommes, de trouver le meilleur outils, c’est-à-dire le logiciel capable d’accomplir toutes les tâches que nous exigeons de lui » (Yves Chartier, p. 5). « les programmes de traitement de texte que nous utilisons, Mac Write et Word… » (p. 13).

Word est enfin nommé…

1987, n° 18 – « La constitution de tables et d’index par des procédés automatiques n’a rien de nouveau disions nous déjà en 1975. Leur fabrication manuelle est si fastidieuse, elle comporte tant de tâche répétitives, elle est sujette à tant de risques d’erreurs dans le report des références, que l’informatique est vite apparue comme la panacée. En fait, quelle que soit l’aide qu’elle était susceptible d’apporter depuis douze ans, on ne pouvait guère se dispenser de bien des opérations manuelles… l’apparition des technologies nouvelles… micro-informatique… systèmes experts… ont-ils changé des choses ? Et bien non semble-t-il ». L. Fossier (éditorial, p. 1) Suivent des exemples et des expériences plutôt décevantes…

La machine n’a pas dispensé l’homme de tâches ingrates et fastidieuses, le goût du facile éveillé par la micro-informatique est déçu. Les logiciels sont perçus comme bien tyranniques. Une petite pointe de désillusion. Peut-être est-ce par ce que l’on a essayé de recréer le connu, les outils traditionnels, sans vraiment s’interroger si les conditions de fabrication des instruments classiques devaient être améliorées sans pour autant focaliser toute l’attention et capter toute l’énergie créatrice.

1988, n° 19 – « Pour l’utilisateur, en fait, le recours au documentaliste chargé du fonctionnement de la base documentaire est souvent nécessaire : mais pas obligatoirement fructueux si cet intermédiaire possède sur le plan scientifique une connaissance trop limitée de la base, pour interpréter correctement les vœux de l’utilisateur désireux de l’interroger. Cette désaffection pour les systèmes documentaires s’est trouvée confortée par l’apparition et l’essor de la micro-informatique : voilà l’utilisateur en mesure de dialoguer avec la machine, sans l’intermédiaire (j’allais dire sans « écran »), libre d’organiser en mémoire sa documentation s’il est créateur de la base de données, libre de la manipuler comme il l’entend lorsqu’il l’utilise » (L. Fossier, éditorial).

Cet extrait reflète bien le ton de ce numéro où le médiéviste se prend à rêver de convivialité, d’interface riante, il pourrait s’intituler Comment le rêve de se passer de l’informaticien comme du documentaliste a servi les intérêts des vendeurs de micro… La documentaliste que je suis trouve que du point vue sociologique, voire psychologique, cet éditorial est une mine d’or !

1988-1989, n° 20 – « … nous progressons chaque jour davantage sur le chemin de l’autonomie en matière de méthodologie informatique » éditorial. Questionnaire.

L’esprit du précédent numéro est toujours là, le médiéviste veut être libre ! Un questionnaire sur les usages de l’informatique clos cette année. Peut-être faudrait-il relire cette enquête, comme les Actes de la Table Ronde de novembre 1989 (op. cit.), car ces documents reflètent les avancées et les difficultés de ces premières années où les grands projets sont nés.

1990, n° 22 – « Aujourd’hui, l’informatique offre plusieurs moyens d’accélérer, au moins, le repérage des emprunts. Le premier est l’établissement de concordances et d’index. Ces instruments de travail… tendent à devenir les usuels de notre temps. Mais il semble que la conception de ces outils de base puisse encore s’améliorer et un effort de réflexion serait nécessaire. Le second moyen qui facilite le repérage est le micro-ordinateur. Son usage s’est très vite répandu et si les textes à étudier ne sont pas trop longs, il peut, utilisé avec méthode et l’appoint d’index, aider efficacement à transformer une présomption en preuve. L’expérience de Michèle Courtois sur les chartes conservées dans le Nord montre que la simple utilisation de la fonction Recherche d’un traitement de texte peut aboutir à des résultats très substantiels… Transposée sur un ordinateur plus puissant, la démarche, appliquée à quelques termes-clés — références constantes ou noyaux de schèmes expressifs — aurait vite fait de livrer l’essentiel du formulaire d’annonce, comme le laissent entrevoir les expériences réalisées par René Pellen sur des textes espagnols d’Alphonse X, et, en autorisant l’utilisation de fichiers plus importants, de révéler la quasi-totalité des sources exploitées. Bien plus, en changeant d’échelle, c’est presque la « mémoire sociale » ou une certaine communauté de culture que l’informatique permettrait… d’apprécier, de vérifier… Plutôt que d’extrapoler à partir d’idées théoriques ou de vœux, le Médiéviste, fidèle à son pragmatisme, a préféré s’enquérir auprès de quelques équipes de ce qui se faisait aujourd’hui et de ce qui semblait faisable dans un avenir proche ». Monique Paulmier-Foucart, René Pellen (éditorial).

Excusez cet extrait un peu long mais il reflète l’esprit des années 1990, un peu le ton de la maturité : l’usage de l’informatique est désormais banal, la complémentarité des approches entre micro et gros matériel est presque admise, la conscience de la nécessité de poursuivre la réflexion est toujours présente mais l’articulation entre méthodologie et outils disponibles se fait principalement au travers d’exemples et le postulat du pragmatisme est ici invite à réaliser, construire et non discourir. Ces tendances sont déjà présentes, comme nous l’avons vu, dans les années antérieures. Le Médiéviste s’est toujours méfié des axiomes théoriques déconnectés de l’expérimentation, mais il est comme étourdi par la vitesse des changements comme le souligne Élisabeth Lalou dans l’éditorial du n° 24 de 1991. L’illusion de la micro a été rapidement suivie d’un désenchantement, les thèmes abordés le reflètent : comment récupérer ce qui a déjà été entré en machine, quel matériel choisir, quel support utiliser, la prochaine nouveauté ne va-t-elle pas être la ‘bonne’ ? Internet sur ce chapitre incarne l’explosion des possibles et des interrogations. Derrière le ton toujours militant et résolument optimiste de la plupart des rédacteurs, l’envie de revenir à l’histoire médiévale et de non plus éplucher le catalogue des fournisseurs de matériel informatique est sensible. Pourquoi informatiser ? Comment informatiser ? Questions toujours d’actualité, leur présence est-elle signe de la vitalité des débats au sein de la communauté des médiévistes comme tout questionnement le laisserait supposer ou simple « convention stylistique » du récit d’une expérience et symptôme que la réalité matérielle de la présence de l’informatique n’est toujours pas perçue comme tout à faut à fait légitime ? Peu d’extraits choisis pour ces années, vous pouvez aisément consulter les textes sur le site de l’IRHT.

1996-1997, n° 34 – « le quantitatif est une excellent garde-fou du raisonnement » Didier Lett cite Claude Gauvard (p. 24). « L’informatique ne permet pas de réaliser des miracles. Elle ne peut pas résoudre l’ensemble des problèmes que pose le texte hagiographique. Mais, mieux que d’autres outils, elle permet d’appuyer scientifiquement une démonstration et, par conséquent, d’infirmer ou de corroborer des sensations, des impressions de lectures que l’on peut avoir de manière empirique devant tel ou tel document » p. 28.

Ici, un tableur Excel a permis de travailler; l’ordinateur est perçu comme une grosse machine à calculer et à classer; le calcul est-il spécifique à l’informatique ? Peut-on encore parler d’apport cognitif ? Réaliser des tableaux, des listes, des index sont des formes qui ont préexisté à l’informatique. Innover, n’est-ce pas aussi donner naissance à des productions différentes ? Était-ce possible voire autorisé ? Sur ces questions relire l’article de Jean-Philippe Genet (n° 32, 1995).

1997, n° 36 – « L’informatique ne fait pas tout… est loin de fonctionner comme un « presse bouton »… elle n’est qu’un outil qui… laisse [aux chercheurs] un grand espace de travail, va et vient incessant entre les données, les résultats des programmes et [les] connaissances intime des populations étudiées… » (Marion Selz, p. 16-18). « Les expériences conduites pour le Moyen Âge en matière de traitement informatisé des corpus généalogiques sont aujourd’hui encore suffisamment rares… On peut s’en étonner ; on peut également le regretter dans la mesure où la pratique montre que le développement des méthodes informatiques conduit parfois à un renouvellement des problématiques et à des développements théoriques intéressants. C’est idéalement en termes de « couches d’informations » que l’informatisation des données historique doit être pensée » (Pascal Chareille, p. 29-32).

L’informatique est un outil de travail, la notion de va-et-vient est intéressante, elle suppose un véritable partage des tâches. Peut-être dans la prochaine décennie du Médiéviste devrons-nous inciter les auteurs à commencer là où généralement ils concluent. Car finalement, l’influence de l’outil sur la manière de travailler, de réfléchir, n’est dite que « mine de rien », un peu comme par hasard, et c’est pourtant bien ceci qu’il s’agit de comprendre.

2001, n° 40 – « On peut imaginer que vers 1475, le copiste, au petit matin, en réchauffant son encre gelée, devait parfois se demander : à quoi bon ? Ne ferais-je pas mieux d’investir dans les nouvelles technologies, et de m’établir imprimeur comme mon beau-frère qui a réussi ? Mais… comment être sûr que ceci tuera cela ?… Les progrès techniques se succèdent… Beaucoup de projets de numérisation sont en cours. Pourquoi numériser ? L’investissement financier et humain dans les nouvelles techniques débouche-t-il uniquement sur la sophistication des moyens employés ou bien peut-il profiter aussi à la connaissance de l’écrit médiéval ? Comment être sûr que c’est bien la fin qui justifie les moyens et non l’inverse ? Il importe de garder la question à l’esprit, non pas par méfiance gratuite à l’égard du progrès technique, mais parce que, dans l’octroi des financements et des soutiens institutionnels en général, l’heure paraît souvent être à la promotion de l’innovation dans les méthodes, plus spectaculaire peut-être, ou du moins plus facile à mesurer, pour les non-spécialistes appelés à juger, que la qualité et la pertinence des résultats : les nouvelles technologies offrent aux administrateurs de la science un dénominateur commun un peu trop commode » (Marc Smith, p. 9-10).

Le numéro 41 est déjà annoncé dans ces lignes… N’a-t-on pas trop souvent confondu moyens et méthodes ? De ces quelques extraits, je retiendrai que, dès le milieu des années 90, le paradis de la micro-informatique est éventé, les médiévistes en ont assez d’être les jouets des nouveautés, comme des décideurs. Un bilan intitulé Les médiévistes et la politique informatique a été dressé dans le numéro 32 de 1995. Il est d’actualité, il faut le relire, seul Internet et son avatar la communication manquent. Cela signifie-t-il que nous nous répétons sans cesse, que nous nous copions/collons, que nous nous auto-plagions, que nous tournons autour des mêmes questions avec toujours plus d’inquiétudes et moins de certitudes ? Avançons, mot à mot.

Lecture commentaire : d’une expression, d’un mot

Le Médiéviste et l’ordinateur. Étrange association, couple fabuleux puisqu’il marie un humain à un objet. Ce mariage contre-nature a été perçu ainsi dès les débuts, les passages cités précédemment montrent assez que les rédacteurs n’hésitent pas à revendiquer la qualité d’humain pour récriminer ou argumenter contre la machine qui, naturellement, elle ne l’est pas ! Les rapports de l’homme et de la machine sont donc au cœur du Médiéviste et je crois que le vocabulaire reflète assez fidèlement une palette de sentiments contrastés sans être contradictoires : amour/haine, attirance/répulsion dans les débuts, puis au fil du temps la relation se calme et un mariage de raison, vaguement ennuyeux se dessine… Alain Guerreau — il n’est pas le seul — s’est insurgé contre cette personnification voire déification de la machine. Le danger était-il réel, n’était-ce pas une façon poétique de faire de l’historien né de ce couple un héros ? L’homme a toujours parlé aux choses, aux objets, ce n’est ni nouveau ni si alarmant ! Plus ennuyeux, à mon sens, est que la machine ne semble pas avoir trouvé son locuteur et, peu à peu, l’historien réalise qu’il monologue, discute tout seul…

Le choix d’un titre est parfois l’occasion d’un clin d’œil, une publication « légère » peut se l’autoriser car, hormis l’envie d’endosser les vêtements d’Isaac Asimov, pourquoi ne pas avoir choisi pour nom de baptême : Le Médiéviste et l’Informaticien, Le Médiéviste, le documentaliste et l’informaticien… Ces titres sont bien moins amusants mais introduisent l’idée simple que l’on ne dialogue pas avec une machine, pas plus qu’avec un fichier de bibliothèque, seuls les hommes, qui les ont conçus, peuvent être des interlocuteurs. Le documentaliste est de plus en plus présent dans les colonnes du Médiéviste, l’informaticien est consulté ponctuellement — il devrait l’être plus souvent — la discussion se nourrit de point de vue différents sinon elle devient simulacre.

Le médiéviste. Un panorama très complet a été dressé des besoins des médiévistes, de leurs attentes mais la figure du médiéviste n’est-elle pas quelque peu déformée par le ton militant et volontariste ? Est-il un « littéraire » ou bien un « scientifique » ? Lorsque Jean-Philippe Genet évoque les littéraires en 1980, il parle des chercheurs étudiant la littérature ; lorsqu’il utilise le terme en 95, il semble assez évident qu’il pense à ses collègues… Cette séparation a-t-elle un sens ? Fait-elle référence à la formation initiale, qui, dès le lycée, range les amateurs d’histoire dans les filières littéraires ? L’informatique a-t-elle eu un effet de révélateur et réveillé le désarroi de l’élève Törless qui découvre trop tard… que tout un monde de la pensée, de l’abstraction, lui est fermé parce qu’il ignore les mathématiques ? Faut-il continuer à opposer chiffres et lettres, raison et éloquence, schémas et styles ou plutôt essayer de les associer, les combiner sans borner au préalable les dites possibilités en pensant à la forme « finale » que prendra la recherche ? J’ai l’impression que les associations binaires — Histoire/Informatique, Lettres/Sciences, etc. — contraignent nos initiatives à un mode de pensée dualiste et clos.

Ordinateur. Je vois un objet grisâtre caparaçonné de plastique qui a supplanté, dans chaque bureau, la lampe reléguée au statut de néon blafard. Je vois également non pas un, mais des objets : une console, une unité centrale, un scanner, un zip et l’appendice indispensable : l’imprimante. Je vois un objet, aux contours désormais familiers, qui masque un système technique très complexe dont je ne perçois et maîtrise que la partie émergée. Comment peut-on évaluer l’apport cognitif de l’informatique si l’objet ou plus exactement la batterie d’objets, qu’elle produit, n’est pas examinée un peu sérieusement ? Dans les actes de 1989, à propos du livre médiéval, Ezio Ornato dénonçait ce goût pour « l’esprit » qui se déploie au détriment de la matière, je crois qu’il serait heureux de suivre son conseil. Il faut ausculter, décrire le et les objets de la famille informatique et peut-être ensuite en parler… Je suis certaine que beaucoup de formations capotent parce que cette dimension physique est occultée. À côté des objets, il y a également tous les produits dérivés nés de la conjonction de techniques appartenant à des univers différents — Internet est en cela un support révélateur au sens photographique du terme — de savoirs scientifiques émergeant de domaines divers. Cette étude reste à faire et il faudra aller puiser quelques méthodes d’analyse dans d’autres disciplines que l’histoire : anthropologie, cognitivisme, sociologie, etc. Toutefois, Jean-Philippe Genet l’a souligné en 1995, l’interdisciplinarité ne se décrète pas !

Convivialité. Le credo de la machine qui parle un langage dit naturel comme les interfaces dites conviviales est-il seulement naïf ? Je ne le pense pas, il est surtout fatal à la relation entre les documentalistes, les informaticiens et les chercheurs. Les deux premiers étant consignés dans les rôles de prestataires de services. Au temps du gourou informaticien, qui hantait les centres de calcul, le chercheur, qui s’aventurait dans ces antres, souffrait sans nul doute de la difficulté de trouver quelque langage commun avec le maître des lieux mais acquérait, à n’en pas douter quelques solides bases d’un savoir informatique. Il s’ouvrait ainsi à un autre mode de pensée et soumettait ses connaissances et ses méthodes de travail au regard d’un scientifique d’un autre domaine. Je crois que cette confrontation était intéressante. Même chose pour les bibliothèques, le conservateur était le seul à vraiment posséder le plan de classement bien évidemment savant de son fonds et le lecteur devait apprendre à découvrir ce précieux système s’il désirait profiter du fonds. C’était une excellente occasion pour mesurer combien toute organisation intellectuelle/rationnelle est datée !

Désormais, majoritairement, les contacts avec l’informaticien sont limités, on choisit sur catalogue des logiciels miraculeux. Comme s’il existait un supermarché d’outils, de recettes pour la méthodologie scientifique. Le copiste savait tailler sa plume. Le chercheur ne maîtrise pas toujours son ‘crayon informatisé’. N’est-ce pas dangereux de jouer à l’apprenti sorcier en usant de formules que l’on ne contrôle pas ? Côté documentation, tout ce qui tourne autour de la recherche et n’en est pas semble lui être attribué… le documentaliste flotte en quête de définition ! Il est urgent de définir de nouveaux métiers, l’informatique comme la documentation sont des domaines professionnels où la palette des compétences est large. Il est tout autant essentiel de réhabiliter quelques anciennes professions : comme celles d’éditeur, d’imprimeur. Il me semble que la convivialité devrait concerner les relations humaines.

Processus cognitif. Selon Jack Goody, l’écriture est une invention technique qui a conditionné nos processus cognitifs. Lors de son intervention à l’ENS en février dernier, il déclarait d’un geste nonchalant qu’Internet, voire l’informatique, n’avait pas plus d’influence que cela, puisqu’il s’agissait toujours d’écriture, plurielle sans doute, mais d’écriture avant tout. Je ne peux guère discuter sur ce point avec le célèbre anthropologue, car je n’ai nulle compétence pour le faire et je crois, comme je l’ai dit précédemment, que nous n’avons pas regardé avec assez d’attention les objets nés de cette révolution technique voire scientifique pour évaluer sérieusement les apports cognitifs dans la recherche en histoire médiévale notamment. Il y a pourtant un silence dans nos écrits qui est tout à fait intéressant : l’ordinateur trône dans tous les bureaux et que fait-on avec ? Sans vouloir lancer quelque pourcentage fantaisiste, je sais que l’on peut sans grand danger affirmer que l’usage du traitement de texte, Word évidemment, et la panoplie de la bureautique expliquent la présence de l’ordinateur. Dans les années 90, il est possible de dire que la fonction recherche d’un simple traitement de texte suffit parfois aux besoins, l’aveu est rare. La tendance est plutôt à taire ce dont on se sert journellement. Les historiens lisent, écrivent, s’éditent. Je ne connais pas le chiffre exact des publications, mais à regarder la bibliographie impressionnante des uns et autres, le temps doit manquer pour des expérimentations. Il n’y a guère de reproche à faire, l’exercice du métier d’historien l’exige ! Les chercheurs sont jugés sur la qualité de leurs publications mais également sur l’importance numérique de ces dernières, critère sans doute plus contestable. Ces raisons sont des freins tangibles à l’usage de méthodes exploratoires. Toutefois, s’agit-il aujourd’hui, comme on l’a longtemps cru, de convaincre, de démontrer aux chercheurs le potentiel méthodologiques de l’usage des systèmes techniques accessibles par le truchement d’un ordinateur ? Actuellement, tout médiéviste intéressé peut avoir accès aux outils ; s’informer est affaire de volonté et sans véritable difficulté ; la formation est plus accessible… Le seul véritable frein est l’absence totale de reconnaissance officielle de travaux autres que ceux publiés sous les formes traditionnelles. Le jour où une base de données, une réalisation Internet seront évaluées pour leur contenu et non écartées a priori à cause de leur forme, la situation évoluera. Aussi est-il assez inutile d’être un gentil pédagogue, il faut faire et donner envie de faire ! Il est également possible d’être tout à fait perfide en déclarant : « Bien entendu ce n’est pas grave que vous ne connaissiez rien à l’informatique, toutefois… n’avez-vous pas remarqué que vos écrits évoluent à votre insu sous l’influence du traitement de texte qui confère aux brouillons l’autorité de la chose imprimée ? ». L’écriture de l’histoire a été influencée par ces techniques, chacun est libre de vouloir ou non en mesurer le poids sur ses propres travaux.

Je m’aperçois que je pourrais continuer à jouer ainsi avec les mots — je m’amuse —, mais vous pourriez vous lasser ! Une analyse lexicale s’impose, car ces lectures sont trop personnelles pour être satisfaisantes. Comment s’y prendre ? Pourquoi pas une lecture collective ? Ménestrel et le Médiéviste appartiennent à la même famille, ils ont les mêmes parents et je crois qu’ils doivent se rejoindre dans un avenir proche. Une partie des numéros sont en ligne, accessibles par les sommaires, c’est bien, au sens méritoire, mais peu innovant. Nos prédécesseurs ont beaucoup réfléchi, beaucoup créé, et il serait dommage que ce travail soit oublié ou perdu. Numériser l’ensemble de la collection pour reproduire le tout sous forme numérique, sur CD-Rom ou bien encore sur papier à des fins d’archivage est une entreprise utile. Toutefois, ne serait-il pas vraiment intéressant de mettre sur Internet les articles regroupés par corpus thématique selon le critère de la méthode théorisée, démontrée et/ou utilisée : analyse lexicale, statistiques, etc. ? Le projet serait alors de produire collectivement, en ligne, une synthèse de l’évolution des discussions sur ces questions ? Ces corpus seraient à terme nourris par de nouvelles contributions qui se présenteraient non plus sous la forme d’un article « récit » mais plutôt comme un complément dont chaque auteur déciderait de choisir la forme. C’est une invite à une écriture plurielle, un peu sur le mode de la communication orale, mais qui intégrerait des formes graphiques comme la technique du web le permet. Ce travail aurait le mérite de rappeler le passé — précaution indispensable au regard du goût pour la nouveauté épinglé par Marc Smith (n° 40) — de permettre d’innover sans devoir se mettre sous la bannière d’un logiciel ou d’un autre. A terme, la communauté devrait bénéficier d’une boîte à outils non pas seulement instrumentale mais théorique ou plus simplement réfléchie. Pourquoi ne pas se servir de la toute nouvelle liste de discussion Ménestrel pour mener à bien ce projet ? Les articles « papier » pourraient alors être réservés aux synthèses, aux bilans toujours nécessaires, étapes indispensables qui jalonnent notre production. Toutes ces questions sont à discuter collectivement, les décisions au sein du Médiéviste comme de Ménestrel sont toujours celles d’une équipe. Je souhaite que ces lectures sauront convaincre car mon sentiment est qu’il réellement temps de faire de la réflexion sur l’apport cognitif de l’informatique à l’histoire une priorité.



[1]. Le Médiéviste et l’ordinateur depuis 1989, du n° 21 au n° 39 :
medieviste.htm

[2]. Notamment, l’outil de création du dictionnaire : http://barthes.ens.fr/KT


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