La base de données « cartulaires »
de la section de diplomatique de l’IRHT
Paul Bertrand
Responsable de la section de diplomatique
paul.bertrand@cnrs-orleans.fr
L’entreprise
1909 : Henri Stein publiait une Bibliographie des Cartulaires français qui fait date dans l’histoire médiévale française [1]. C’était là un répertoire des cartulaires anciens classés par ordre géographique des établissements et munis de la bibliographie les concernant. La zone géographique qu’il entendait couvrir était plus que vaste : la France, la Belgique, une partie de la Suisse et même quelques bribes d’Allemagne et des Pays-Bas, soit l’aire sur laquelle s’est exercée à un moment ou un autre l’influence de la France, que ce soit politiquement ou linguistiquement. Les notices étaient plus ou moins complètes et relativement fiables. Henri Stein avait envisagé de donner une suite à son œuvre immortelle, mais elle en est restée au stade des épreuves et le restera à cause de sa moindre qualité scientifique, à laquelle le grand érudit ne nous avait pas habitués.
2002 : presque cent ans après la parution de cette bible des cartulaires, la section de diplomatique de l’Institut de recherche et d’histoire des textes ose remplacer le « Stein », comme on l’appelle désormais. Cette section est empreinte d’une mission presque sacrée entamée une cinquantaine d’années plus tôt : revoir et publier un nouveau répertoire des cartulaires français [2]. Des années d’un labeur de titan, à rassembler des fiches, des dossiers, des microfilms, des éditions, des compétences. Des années de connaissance des cartulaires médiévaux. Et voilà que, nains juchés sur les épaules des géants que sont nos prédécesseurs à l’IRHT, nous osons publier. Coup sur coup, deux ouvrages essentiels. L’un, confié presque tout naturellement à l’imprimé : le Répertoire des Cartulaires ecclésiastiques du Sud-Est de la France [3]. En effet, la somme d’informations recueillie, l’ampleur de la révision du Stein qui n’est plus ici apparent qu’en filigrane, le nombre de manuscrits retrouvés et étudiés en original, en copie, en fragment, en extrait… Tout cela conduisit la section à privilégier la conception d’un nouveau répertoire, région par région de France. Ce n’est pas le lieu, ici, de présenter le détail des notices et de souligner leurs qualités critiques. Nous attendrons sa publication, imminente, qui mettra, nous n’en doutons pas un instant, le Moyen Âge en lumière !
L’autre ouvrage fait l’objet des présentes lignes : la base de données « Cartulaires ». Les structures de cette entreprise que je coordonne ont été jetées dès 2001 et déjà présentées lors de diverses manifestations scientifiques [4]. Après une longue préparation, un temps de gestation nécessaire pour que l’enfant soit beau, bien né et apte à devenir rapidement adulte, il a commencé à être nourri. J’y reviendrai.
Mais avant tout, pourquoi une base de données ? Effet de mode ? Non pas. La diplomatique a besoin d’instruments de travail efficaces, ouverts, dynamiques, utilisables par le plus grand nombre de chercheurs sans difficulté. La base de données convenait pour un projet aux objectifs multiples.
Et d’abord celui de proposer un instrument scientifique sur trois niveaux. Le premier, c’est le niveau de l’outil au service des recherches de la section de diplomatique de l’IRHT. Soit, à la place des fiches cartonnées et des dossiers suspendus, une banque de données complète à propos des cartulaires, évolutive, qui d’une part ferait le point sur les richesses scientifiques réunies par la section depuis cinquante ans et les organiserait, puis, d’autre part recueillerait au fur et à mesure de leur acquisition les nouvelles informations. Il s’agirait là d’un instrument complet, aux multiples ramifications : diplomatiques d’abord, mais aussi codicologiques, paléographiques, d’histoire des institutions… Il permettra la gestion et la réunion des données nécessaires à l’établissement de nouveaux répertoires de cartulaires à l’image de celui couvrant le Sud-Est de la France. Les diplomatistes ont déjà deviné que l’enjeu des années à venir sera de publier rapidement un nouveau répertoire de cartulaires pour la province ecclésiastique de Reims. Cette base de données facilitera le travail de la section dans ce sens.
Le second niveau est le niveau de l’information globale. La banque de données propre à la section sera mise complètement à la disposition du public scientifique, mais uniquement sur place, à l’IRHT, dans un premier temps. Sur l’Internet, la section de diplomatique proposera une version abrégée, allégée de cette base, une version plus utilisable, plus maniable, plus adaptée au support du réseau : la communauté scientifique bénéficiera donc d’un « petit » répertoire des cartulaires français en ligne, proposant un ensemble de données au faciès similaire à celles de l’ouvrage d’Henri Stein. Ces données couvriront toute la France, en un bloc. C’est un véritable Stein « amélioré » qui sera mis à disposition de tous. Mais aussi un répertoire en devenir, destiné à s’accroître et à être corrigé, amendé, amélioré au fil des années et des nouvelles enquêtes de l’IRHT. Ainsi, à la différence d’un répertoire imprimé comme celui concernant le Sud-Est, la base de données concernera d’un coup toute la France mais livrera moins d’informations et des données plus ou moins complètes et relativement fiables selon que la section aura déjà enquêté à leur propos ou non. Chaque information relative à tel ou tel cartulaire sera validée ou nantie d’un code indiquant son « état de fraîcheur » ou une estimation de sa qualité. Pour certains cartulaires, on s’en tiendra temporairement aux données d’Henri Stein ; pour d’autres, les notices seront mises à jour. Le temps n’est plus aux instruments de travail prétendument exhaustifs, naïvement considérés comme définitifs. L’informatique nous permet de travailler avec des outils dynamiques. Il serait ridicule de ne pas en profiter.
Le troisième niveau est celui de l’utilisation diplomatique ou historique de nos données. Mises en séries, classées, rapprochées, les milliers de notices de la base de données permettront des traitements statistiques de tout type : diplomatique ou codicologie quantitative, etc. La confrontation des notices permettra également, on s’en doute, des enquêtes qualitatives. Ici, l’objet ne sera pas la base telle qu’en ligne mais l’ensemble des données. L’objectif, au-delà du classement des dossiers de la section de diplomatique ou de la consultation d’un répertoire, consistera bien en l’exploitation des données en se servant de la base comme d’une source en soi. Cette étape ultime ne sera pas possible avant deux ou trois ans. Mais nul ne doute de son utilité et il serait absurde de ne pas la prévoir comme telle.
La définition des objectifs premiers de cette base de données et le planning de mise en place des données sont interdépendants. Ainsi les premiers mois consacrés à l’enregistrement des informations seront-ils dédiés à l’entrée des notices de la Bibliographie d’Henri Stein, revues et annotées au gré des découvertes par les membres de la section (voir le formulaire d’enregistrement de ces données, fig. 1). On y ajoutera les informations dûment critiquées fournies par le Supplément inédit, tel que Henri Stein l’avait préparé. Ce premier travail terminé — déjà gigantesque en soi et nécessitant pas moins de six mois de travail pour une équipe de trois personnes —, plus de cinq mille enregistrements auront été encodés. Tous flanqués, en sus des informations délivrées par Stein, de déterminants géographiques précis et des liens permettant de voir si des microfilms de ces documents sont conservés à l’IRHT. Mais en aucun cas, on ne pourra se limiter à ce premier et bien sommaire état des lieux qui n’ira pas beaucoup plus loin que le travail de Stein à ce stade.
fig. 1. Détail du formulaire d’enregistrement des données « Stein »
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C’est dans les six mois qui suivront que nous corrigerons, amenderons, complèterons cette base de données par l’entrée des données récentes, à jour et quasi définitives contenues dans le Répertoire des cartulaires du Sud-Est de la France, imprimé. L’autre énorme pan documentaire qui nourrira alors la base concerne les cartulaires de la province ecclésiastique de Reims. Tous les scientifiques qui connaissent peu ou prou les instruments de travail de la section de diplomatique de l’IRHT savent qu’une de ses priorités en terme de répertoire des cartulaires, bien avant qu’elle ne s’intéresse au Sud-Est de la France, était cette gigantesque zone géographique couverte par l’archevêché de Reims. Des dizaines de dossiers ont été rassemblés, plus ou moins complets, plus ou moins détaillés, mais toujours d’une grande rigueur scientifique : ils n’attendent plus qu’une exploitation, notamment un volume du répertoire des cartulaires, à l’instar du Sud-Est. Mais la mise en base de données des informations principales de ces dossiers permettra, bien avant l’heure, de proposer pour une vaste part de la France un état particulièrement autorisé et donc de donner encore plus de corps à cette base de donnée « Nouveau Stein ».
Au-delà du planning, les objectifs de la base se dessinent, du moins en ce qui concerne les projets de la section de diplomatique. D’une part, aider à la mise en place d’enquêtes typologiques concernant les cartulaires ; de l’autre, permettre la préparation et la mise en place de nouveaux volumes du Répertoire des cartulaires français.
La structure de la base de données
Il fallut choisir un logiciel. Tout naturellement, ce fut Microsoft Access™. Non tant parce qu’il était bien connu des membres de la section, non tant parce qu’il était le produit préconisé et recommandé à l’IRHT dans le cadre d’une uniformisation des logiciels de base de données… Mais plutôt parce que Access est un logiciel assez bien adapté à notre démarche et à nos objectifs. Un logiciel de recherche textuelle comme Idealist était inutile : nous ne travaillons pas sur de longs textes indexés comme les actes originaux de l’ARTEM. Nous avions besoin d’un logiciel de gestion de données brèves, répétitives, de préférence multitable pour ne pas multiplier les entrées et recopier cent fois la même chose. Access s’est donc imposé tout naturellement.
En ce qui concerne la structure, il faut distinguer deux ensembles : les tables primaires et les tables secondaires. D’abord les tables primaires, celles qui contiennent pratiquement toutes les informations essentielles pour définir un cartulaire, celles qui proposent la notice complète de description, « à la Stein ». Il y a deux tables primaires (fig. 2).
fig. 2. Vue partielle des tables primaires
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La première est une table « document », qui contient les cartulaires « historiques » : les cartulaires qui ont existé « historiquement », à un moment et à un lieu déterminé, qu’ils soient actuellement conservés en original, en copies, en extraits, en fragments, qu’on ne les connaisse que par des mentions ou encore qu’ils soient perdus, etc. Chaque cartulaire est défini par son type : cartulaire stricto sensu, cartulaire-censier, cartulaire-inventaire, recueil d’actes, recueil de privilèges… puis par son titre, ou plutôt sa dénomination (puisque les titres originaux sont rares) qui le distinguera des autres, enfin par ses dates de création — on parle en terme de terminus post quem et de terminus ante quem, soit la « fourchette » chronologique déterminant la date de création/rédaction/copie du cartulaire. On y trouvera aussi des éléments déterminants le cartulaire : ainsi on parlera du « Cartulaire de l’abbaye d’Hérivaux » (cf. fig. 1), du « Cartulaire de l’archevêché d’Aix-en-Provence [2] » ou encore du « Cartulaire de l’évêché d’Aire, Livre rouge ».
La seconde table primaire est la table « exemplaires » ou plutôt « manuscrits » : y sont détaillés, l’un après l’autre, tous les manuscrits composant ou liés à ce « cartulaire historique ». On l’a compris, la relation unissant la table « documents » et la table « exemplaires » est « de un à plusieurs » et totalement sûre. La table « exemplaires » est essentielle : à elle sont liées toutes les tables secondaires. De plus, elle contient toutes les informations codicologiques, diplomatiques ou autres relatives à ces manuscrits : de la cote du manuscrit à sa datation (toujours sous la forme de terminus post quem et terminus ante quem), de son type (original, copie, fragment, extrait, traduction, mention…), de son lien éventuel et direct avec d’autres manuscrits de la base, de ses numéros de repérage (Stein ou RCF, s’agissant du Sud-Est de la France), de son ampleur (nombre de feuillets, de pages…) ou de son support (parchemin, papier…), de ses dimensions, de ses copistes, de ses notes d’élaboration codicologique ou diplomatique, de sa composition…
Quant aux tables secondaires, les principales sont celles d’ « appartenance » (fig. 3) : elles permettent de relier l’exemplaire à la personne ou l’institution qui l’a commanditée, produite, utilisée. S’il s’agit d’une personne physique, elle sera identifiée dans une table prosopographique qui la situera dans le temps et l’espace. S’il s’agit d’une institution, qu’elle soit laïque ou ecclésiastique, elle sera nantie de toutes ses coordonnées géographiques actuelles (commune, département, pays…) mais aussi d’une foule de détails utiles comme, s’agissant d’une institution ecclésiastique, son ordre religieux au Moyen Âge ou à l’époque moderne. Ou encore, toujours pour les périodes passées, la province ecclésiastique, le diocèse auxquels il a appartenu, avec les dates limites d’appartenance s’il y a eu modification (par ex., le passage du diocèse de Thérouanne à celui de Saint-Omer…). Le même genre de détail est envisageable pour les circonscriptions laïques médiévales (duché, comté…).
fig. 3. : Vue partielle des tables secondaires, « d’appartenance »
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Une autre table secondaire est consacrée à la bibliographie : on y trouvera tous les travaux ayant abordé l’exemplaire de cartulaire, l’ayant utilisé, l’ayant commenté et évidemment, toutes les éditions qui en ont été réalisées.
On n’oubliera pas la table secondaire consacrée aux microfilms et autres reproductions faites à l’IRHT de ces exemplaires : l’ampleur de la reproduction, son ancienneté, l’existence d’agrandissements, de clichés numérisés y seront mentionnés.
Ce « Nouveau Stein », conçu au départ comme une base de données-outil utile d’abord pour la section et ensuite comme premier accès aux cartulaires français pour les chercheurs, est appelé à devenir un instrument essentiel pour tous les diplomatistes. Sa structure, large, ouverte, évolutive est son atout premier. Son second atout est d’être le produit d’une équipe de spécialistes de la diplomatique, héritiers d’une longue tradition érudite, au sein d’un laboratoire plus que jamais de pointe au sein du département du CNRS consacré aux Sciences de l’Homme et de la Société : l’Institut de recherche et d’histoire des textes.
[1]. H. Stein, Bibliographie générale des cartulaires français ou relatifs à l'histoire de France, Paris, 1907.
[2]. Voir l’historique notamment dans I. Vérité, « Les entreprises françaises de recensement des cartulaires (xviiie-xxe siècles) », dans Les cartulaires. Actes de la table ronde organisée par l'École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS (Paris, 5-7 décembre 1991), réunis par O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse, Paris, 1993, p. 179-213, particulièrement aux p. 199-202 (Mémoires et documents de l'École des chartes, 39).
[3]. Répertoire des cartulaires français, t. I : Provinces ecclésiastiques d’Aix, Arles, Embrun, Vienne, diocèse de Tarentaise, sous la dir. d’I.Vérité, A.-M. Legras, C. Bourlet, A. Dufour, Paris, sous presse, à paraître en 2003 (Documents, études et répertoires, IRHT).
[4]. Notamment le 12 juillet 2001 à l’International Medieval Congress de Leeds (9-12 juillet 2001), par P. Bertrand, sur The IRHT Database of French Cartularies, So Called Répertoire des Cartulaires français, publiée dans Resourcing sources, éd. K. Keats-Rohan, Oxford, 2002 (Prosopographica et Genealogica, 7), aux p. 145-152, sous le titre La base de données « Cartulaires » de la section de diplomatique de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (Orléans) et l’entreprise du Répertoire des Cartulaires français.