Quelques réflexions sur les possibilités et les limites de la numérisation d'images à partir de l'exemple du « Petit Cartulaire » de Saint-Arnoul de Metz
Nicholas Brousseau
nbrous@hotmail.com
2. Les avantages de la numérisation
3. Les limites de la numérisation
1. Définir ses besoins
Comme pour toute recherche en histoire, il convient, lorsque l'on s'interroge sur la pertinence de la numérisation d'un cartulaire, de définir exactement les besoins du chercheur. C'est pourquoi il paraît évident que le diplomatiste qui prépare une édition portant essentiellement sur un cartulaire peut tirer un plus grand profit de son investissement en temps et en énergie que le chercheur qui ne désire que vérifier une date ou un passage dans un acte. Le résultat de la numérisation de cartulaires, parce que celle-ci est souvent effectuée à partir d'un microfilm et non d'un original, pour des raisons de restrictions de communication des documents ou d'absence d'équipement nécessaire à la numérisation dans les dépôts d'archives et les bibliothèques, dépend donc en grande partie de la qualité du microfilm source. Dans tous les cas, même si la numérisation a été effectuée directement sur le manuscrit, jamais le support multimédia ne pourra remplacer, pour l'éditeur, la fréquentation de l'original.
La numérisation d'un cartulaire paraît cependant rentable lorsqu'on veut mener des études comparatives sur de larges corpus et conduire des analyses paléographiques approfondies. Elle permet aussi d'aider à répertorier et à comparer divers caractères externes des actes, tels que les signes de validation retranscrits par les cartulariste, en les collationnant par exemple à ceux des chartes conservées sous forme d'original. Néanmoins, le chercheur devra évaluer le coût en temps à investir pour arriver à un résultat satisfaisant ainsi que la nécessité d'avoir accès à un ordinateur assez performant muni des périphériques adéquats et des logiciels professionnels de traitement de l'image (du type Adobe Photoshop). Dans le cas du « Petit Cartulaire » de Saint-Arnoul, il a été possible de numériser l'ensemble du cartulaire, c'est-à-dire soixante folios, et ensuite de créer le document de visualisation au moyen du logiciel Acrobat Reader en huit heures de travail. Toutefois, l'image de plusieurs folios du manuscrit serait encore à retravailler afin d'obtenir un résultat d'une plus grande qualité, ce qui est nécessaire pour la transcription du texte.
En somme, le chercheur rentabilise son investissement en temps s'il peut par la suite avoir accès à un manuscrit numérisé de très bonne qualité, aisément consultable et permettant des interrogations et des comparaisons détaillées à grande échelle ; sinon mieux vaut en rester aux fac-similés et aux microfilms.
2. Les avantages de la numérisation
Avant de décider s'il est rentable ou non de numériser un cartulaire, il importe de faire état succinctement des avantages qu'offre un tel procédé.
2.1. La facilité de consultation
Pour le chercheur, il s'agit du premier avantage de la numérisation. N'ayant pas toujours accès à un lecteur de microfilm ou étant astreint aux horaires d'un institut ou d'un dépôt d'archives, l'historien doit souvent différer des lectures ou des analyses en cours faute de posséder lui-même la machine lui permettant de poursuivre son travail. Une fois numérisé et gravé sur un CD-Rom, le cartulaire peut être visionné sur la plupart des ordinateurs récents, portables ou bases fixes. Cette numérisation rend la consultation et la lecture des actes beaucoup plus aisées. En utilisant un logiciel comme Adobe Acrobat, qui offre les avantages de pouvoir joindre texte et images, d'agrandir et de rétrécir l'affichage à l'écran, de ne visualiser qu'une seule partie d'un folio, le chercheur gagne beaucoup en facilité de consultation et en convivialité, notamment en comparaison avec le traditionnel lecteur de microfilm. Lors de la numérisation du « Petit Cartulaire » de Saint-Arnoul, nous avons opté pour l'enregistrement en format PDF lisible avec le logiciel Acrobat Reader. Par conséquent, en créant un nouveau dossier et en insérant chaque folio dans l'ordre du manuscrit, le cartulaire devenait consultable dans son ensemble, sans devoir charger chaque page à la fois. De plus, le repérage d'un folio précis ou d'une section de texte s'effectue de manière rapide et surtout sans devoir bobiner le microfilm ou encore chercher dans un amoncellement de feuilles volantes. Ce logiciel donne également la possibilité à l'historien d'inscrire des annotations qui s'affichent sous forme de boîtes de dialogue à certains endroits du texte, sans altérer le texte lui-même. Avec la commande « Rechercher », l'information est ensuite facilement repérée.
En outre, si le besoin s'en fait sentir, un tirage sur papier via une imprimante de bonne qualité s'effectue avec un résultat satisfaisant. En juxtaposant les fenêtres d'Acrobat Reader et de Word, donc de l'image et du traitement de texte, la transcription du document devient plus aisée, particulièrement si l'on possède un écran de 17 pouces ou plus. Acrobat offre un avantage supplémentaire au chercheur non spécialiste en informatique parce qu'il est d'une utilisation relativement facile et souple. L'insertion de nouveaux folios, de notes, de graphiques se fait sans grande difficulté.
Une fois numérisé, le cartulaire se copie en moins de trente minutes, donnant ainsi l'occasion à des étudiants ou à des collaborateurs scientifiques de posséder le document à un coût beaucoup moins élevé que le tirage sur papier et sans souffrir du temps de reproduction d'un microfilm. Le support cédérom s'altère moins facilement que le microfilm ou le papier et son transport ainsi que son stockage s'avèrent beaucoup plus simples.
2.2. La possibilité de retravailler les images
Contrairement au lecteur de microfilm dont les ajustements, même sur les meilleures machines, demeurent assez rudimentaires, la numérisation permet de retravailler l'image, c'est-à-dire d'éclaircir les zones ombragées, d'ajuster le contraste et la luminosité, non seulement pour l'ensemble de la page, mais aussi pour n'importe quelle section de cette dernière, d'augmenter le nombre de pixel par pouce (DPI) et surtout de modifier à sa guise la taille de l'image en fonction de ses besoins (impression en format A3, A4 ou encore page Web). Pour le chercheur, cela signifie qu'il n'est plus dépendant d'un modèle proposé par un fournisseur privé, mais qu'il peut au contraire modifier à sa guise et selon ses besoins les paramètres visuels de la source. À titre d'exemple, voici trois versions d'un même passage du Petit Cartulaire pour lesquels différents ajustements ont été faits à l'aide du logiciel Photoshop. On constate aisément l'amélioration face à la qualité offerte par le microfilm.
Notons qu'il est préférable, dans l'optique d'une retouche ultérieure des images, de numériser à haute résolution (plus de 300 DPI). En effet, si la numérisation est effectuée à moins de 300 DPI, il ne sera guère possible de retravailler l'image de manière satisfaisante.
Pour le diplomatiste, cette possibilité de retouche offre des avantages considérables, particulièrement lorsque le microfilm est de mauvaise qualité. Cependant, la numérisation et le traitement des images, bien qu'ils permettent tous deux de faciliter les lectures paléographiques, ne sont en aucun cas une solution miraculeuse à un microfilm de qualité discutable. Certaines notes marginales paraissent plus lisibles à l'écran une fois l'image retouchée, mais les lacunes du microfilm, particulièrement pour les folios dont l'encre a été en partie effacée, ne sont aucunement comblées.
Il paraît également souhaitable d'enregistrer les images en deux formats, TIFF et PDF. Le format TIFF, lisible par la plupart des logiciels de traitement de photo, assure la conservation d'un dossier maître modifiable par la suite à volonté et sauvegardable sous d'autres formats requérant moins de mémoire (JPEG par exemple). Quant au format PDF, il présente l'avantage de fournir un support convivial, facile d'accès autant sur Macintosh que sur PC, gratuit en sa version de lecture (Reader), et qui occupe moins de place sur le disque dur ou la disquette Zip. Le Petit Cartulaire, par exemple, ne prend que 86 Mo d'espace disque dans son ensemble en comparaison à la totalité des images TIFF qui font plus du double.
2.3. La possibilité d'utiliser toutes les fonctions d'édition (couper, copier, coller)
Hormis les avantages déjà énumérés, celui qui semble à nos yeux le plus utile au chercheur demeure la possibilité d'utiliser les principales fonctions d'édition telles que couper, copier et coller. Dans le cadre d'études comparatives, on peut ainsi envisager de collationner un grand nombre de documents ou d'extraits de documents. La collation des signes de validation des actes, comme les monogrammes reproduits dans les cartulaires ou dans les copies figurées, est également facilitée par le procédé de numérisation. En ajustant la grandeur du monogramme et en l'imprimant sur un transparent, il est ensuite plus aisé de le comparer avec ceux des originaux conservés. Dans le cas d'études qui portent sur des signes graphiques - chrismes, lettrines et même filigranes -, on peut rapidement confronter des variantes à un modèle donné grâce à la superposition de calques, avec le logiciel Photoshop. Voici quelques exemples de monogrammes tirés des diplômes de Charles le Chauve 2.
Les applications du procédé de numérisation à la paléographie ayant déjà fait l'objet d'autres contributions, nous n'y reviendrons pas ici, sauf pour rappeler comment il peut être utile, dans le cas d'études sur les chartes originales, de pouvoir couper et ensuite coller ensemble, sur un document indépendant, des sections de texte éloignées les unes des autres qui présentent des similitudes dans le ductus des lettres. À titre d'exemple, afin de montrer la similitude du ductus de l'écriture de deux diplômes carolingiens suspects, probablement rédigés et mis par écrit par le même scribe, nous avons recouru à la numérisation et au traitement informatique à l'aide du logiciel Photoshop. Dans ce cas précis, comme les deux actes ont le même « Diktat » - l'un (DLD 31) 3 étant une donation par Louis le Germanique (_ 876) d'une villa au monastère d'Inden 4 et l'autre (DLJ 5) 5 la confirmation de cette donation par son fils Louis le Jeune (_ 882) - il était facile de couper, à l'aide du logiciel, les extraits similaires et de les superposer pour comparer le tracé des lettres et le système d'abréviation.
3. Diplom Ludwigs des Deutschen n 31. Die Urkunden Ludwigs des Deutschen, Karlmanns und Ludwigs des Jüngeren, éd. Paul F. Kehr, Berlin, 1934 (MGH Diplomata regum Germaniae ex stirpe Karolinorum, 1), p. 38-39.
4. Inden (Cornelimünster), Allemagne, Rhénanie-du-Nord-Westphalie.
5. Diplom Ludwigs des Jüngeren n 5. Kehr, op. cit., p. 339-340.
Grâce à ces fonctions d'édition, l'historien peut aussi intégrer, dans une base de données comportant divers champs textuels, la photo du folio contenant l'acte dont il est question. Avec Acrobat Exchange, la présentation de l'édition du cartulaire comprenant l'introduction, la transcription des actes, l'apparat critique et les images, sans possibilité pour le lecteur d'en modifier le contenu, devient possible. L'insertion, dans un logiciel de traitement de texte, d'éléments visuels illustrant le propos de l'historien en vue d'une publication est également facilitée par le recours à la numérisation.
2.4. L'aspect pédagogique
L'historien est souvent appelé à communiquer les résultats de ses recherches ou encore son savoir-faire pratique à des collègues ou à des étudiants. Il faut l'avouer, le temps de la traditionnelle machine à diapo ou du rétroprojecteur touche à sa fin. La nouvelle génération enseignants-chercheurs, sans sacrifier à la rigueur intellectuelle, devra pouvoir enseigner et présenter les fruits de ses travaux via des plates-formes multimédias. La possibilité d'avoir à sa disposition un nombre important de manuscrits, cartulaires y compris, sous forme de cédéroms, consultables au besoin par les étudiants afin de compléter leurs connaissances en paléographie ou en diplomatique, semble un atout non négligeable. Les universités éloignées des grands centres et surtout les universités étrangères bénéficieraient assurément d'entreprises non commerciales telles que celle du « Petit Cartulaire », mises en commun dans une banque centrale et copiables à souhait. Bien qu'imparfaite, la numérisation faite par le chercheur a néanmoins le mérite de livrer un produit accessible rapidement et à peu de frais.
Toutefois, s'il y a de nombreux avantages à numériser un cartulaire, l'opération présente certaines limites qu'il convient d'évoquer succinctement afin de compléter ce bref tour d'horizon.
3. Les limites de la numérisation
Nous nous concentrerons ici sur les attentes du chercheur. En matière de codicologie, l'historien sera déçu. En effet, la piqûre, la réglure, l'agence-ment des cahiers ainsi que la reliure n'apparaissent pas plus aux yeux du lecteur sur la version électronique du cartulaire que sur le microfilm ; le recours à l'original demeure indispensable.
Le traitement de l'image connaît aussi ses limites, qui sont celles de la source. Comme plusieurs microfilms ont beaucoup vieilli, il serait souhaitable que la numérisation à haute résolution et en couleur soit faite directement sur les manuscrits à l'aide d'un appareil-photo numérique. De plus, le déchiffrement des écritures cursives, bien que facilité par la possibilité d'agrandir la taille de l'image à souhait, n'est guère simplifié. Les changements dans les teintes d'encre demeurent également imperceptibles. Le repérage de mots dans la source est aussi impossible si ceux-ci n'ont pas fait l'objet préalable d'une transcription. Aucune machine à ce jour ne peut donc remplacer l'oeil du paléographe. Néanmoins, en insérant la photo d'un acte dans une base de données supportant les images multimédias (de type FileMaker par exemple) suivie de sa transcription et d'annotations, l'interrogation à grande échelle s'effectue plus facilement. Les fiches contenant par exemple le mot immunitas seront affichées avec la photo de l'acte correspondant. Sans lemmatisation, les résultats restent cependant scientifiquement peu satisfaisants.
En conclusion, l'expérience menée dans le cadre du « Petit Cartulaire » de Saint-Arnoul, d'abord liée à des motifs de recherche et non de commercialisation ou de conservation, nous paraît rentable, ne serait-ce que du point de vue de la facilité de consultation des documents, même s'il faudra un jour se poser la question de la propriété juridique de telles images et de leurs transformations. Sinon, la perte de temps et d'énergie occasionnée par la numérisation est rapidement amortie par la convivialité de l'utilisation, la possi-bilité d'enquêtes comparatives sur de larges corpus, les avantages qu'offrent les fonctions d'édition et les facilités pédagogiques que permettent les outils multimédias. Évidemment, toutes ces entreprises ne doivent pas occulter le travail fondamental de réflexion et de critique érudite qui demeure intimement lié aux capacités personnelles en paléographie, en diplomatique et en histoire de celui qui est assis devant l'ordinateur.
1 . Le « Petit Cartulaire » a été ainsi nommé en référence au « Grand Cartulaire » daté de 1762 (Metz, Bibl. mun., 1088). Le microfilm utilisé pour la numérisation a été fait d'après le ms. 107 de la bibliothèque de Clervaux (Luxembourg). Michèle Gaillard m'a assisté dans la préparation et le traitement des images en vue du montage final. Sur la tradition du « Petit Cartulaire », cf. Michèle Gaillard, « Le "Petit cartulaire'' de Saint-Arnoul », à paraître dans Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France ; P. Salmon O.S.B., « Les mss du "Petit cartulaire'' de l'abbaye Saint-Arnould de Metz », dans Revue bénédictine, t. 44, 1932, p. 260-262.