Cantor & Musicus : La musique dans les manuscrits de la bibliothèque interuniversitaire de Médecine de Montpellier (Compte-rendu du CD-Rom) [*note]
Malcolm Bothwell
Consulter un manuscrit ou avoir accès à son contenu sans aller dans une bibliothèque est une chose de plus en plus fréquente. Ceci grâce au microfilmage de manuscrits, aux éditions de fac-similés de bonne qualité et aussi grâce aux documents informatisés sur internet ou sous forme de CD-Rom. Quel va être l'avenir de ce genre de documents ? Le livre, coûteux et encombrant, va-t-il continuer à côtoyer les documents numériques, qui contrairement aux livres, sont peu encombrants, souples et capables de contenir une grande et diverse quantité d'informations où texte, image et son sont réunis ? Existe-t-il un danger que cette avance technologique rende superficielle la réflexion, finisse par être un appauvrissement intellectuel et même prostitue les objets qui ont toujours mérité le plus grand respect ? Un CD-Rom sur le fonds musical de la bibliothèque Interuniversitaire, Faculté de Médecine de Montpellier vient de sortir et nous donne une idée de la réussite de ce médium face aux autres formes de fac-similés. Il est le fruit d'un projet de collaboration entre la bibliothèque et des spécialistes des domaines de l'informatique, de la prise de vue, de la musicologie et de l'iconographie.
Le champ couvert par ce CD-Rom est impressionnant. Plus qu'un recueil de reproductions, il offre une histoire sommaire de la musique médiévale, ainsi que des commentaires codicologiques, musicologiques et iconographiques sur un grand nombre de manuscrits. Ne voulant pas s'arrêter là, les concepteurs du CD-Rom proposent également une visite des lieux et des services de la Faculté de Médecine, 30 minutes d'enregistrements, des transcriptions, des vidéos et une liaison vers un site Web. Le tout en français et en anglais. La découverte de ce CD-Rom est axée principalement sur des reproductions de manuscrits, auxquelles sont liés des commentaires et des enregistrements. Parallèlement à cet axe, il est possible de se livrer à une exploration thématique en mosaïque soit par mots clés, soit par thème. Il ne s'agit donc pas d'un simple fac-similé avec commentaire ou apparat critique, il s'agit plutôt d'une approche encyclopédique cherchant à intéresser à la fois des spécialistes et le grand public.
Il reste pourtant quelques défauts à signaler. Ce n'est pas pour démolir un projet qui a demandé assurément beaucoup de réflexion, d'énergie et d'investissement mais signalons que cet ambitieux projet touche étroitement au domaine de la recherche et doit donc être jugé en fonction de ses prétentions. L'avenir de ce médium est en jeu ainsi que la réputation de tous ceux qui y ont contribué. Entreprendre un pareil projet implique d'aller jusqu'au bout avec une exigence que l'on attendrait de n'importe quel livre ou dictionnaire sur les mêmes sujets.
Description du CD-Rom
Le CD-Rom se divise en quatre catégories principales : Les manuscrits, les instruments de musique, la musique au fil des siècles et la bibliothèque.
Les manuscrits
Commençons avec les choses les plus réussies. Ceux qui ont déjà travaillé sur des fac-similés en noir et blanc du même fonds seront ravis de voir les reproductions en couleur et de grand format. La définition et la résolution des images sont excellentes (Béatrice Py, photographie et Gilles Kagan, numérisation). L'accès aux fac-similés est bien pensé. Par un système d'index en forme d'icônes, l'ensemble des manuscrits (soit musicaux soit enluminés) apparaît sur le premier écran. Chaque catégorie reçoit son introduction et quand on passe le curseur sur une icône, une description courte de chaque manuscrit apparaît (cote, titre, date, dimensions, nombre de folios manuscrits et de folios illustrés ou notés). Quand un manuscrit est sélectionné, des précisions supplémentaires sont affichées. La notice peut comporter des informations sur le format, l'origine et la provenance, le contenu (folio par folio), les pièces illustrées et les pièces notées (pas forcément incluses dans le CD-Rom). Ensuite, si un folio ou fascicule vous intéresse, après l'avoir sélectionné, il est agrandi avec un commentaire sur ce folio ou un ensemble de folios. La dernière étape sur ce chemin qui va de l'icône représentant le manuscrit jusqu'au folio choisi est de demander un agrandissement du folio (avec choix d'impression possible). Tout au long de ce parcours, il y a la possibilité de cliquer sur certains mots clés concernant des termes, des auteurs ou des références bibliographiques, ceci pour avoir des informations supplémentaires.
Les instruments de musique
Comme pour les manuscrits, un petit album d'instruments représentés dans le fonds manuscrit de la bibliothèque est proposé. Une excellente introduction accompagne le tableau d'instruments. Elle décrit succinctement l'état actuel de nos connaissances sur les instruments de musique au moyen âge. Elle traite habilement les sujets les plus importants qui mènent à une compréhension critique de ce qu'on peut savoir sur l'instrumentarium médiéval. Quinze instruments sont identifiés par nom et par famille (cordophone, aerophone etc.) et chaque instrument est accompagné d'une brève descrip-tion physique. Ces informations combinées avec les images serviront à aider les cher-cheurs non-spécialistes dans le domaine de la musique à donner au moins un nom à un instrument de musique qu'ils pourraient rencontrer au cours de leurs études. L'étude iconographique des folios où les instruments sont représentés est prolixe et se lit aisément. Il serait au-delà des compétences du présent auteur d'en dire plus.
La musique au fil des siècles
L'histoire de la musique occidentale, de ses origines jusqu'à l'aube de la renaissance, est présentée sous forme de courts articles sur des thèmes, des hommes ou des répertoires piliers de la musique médiévale. Ce commentaire est moins réussi que les parties précédentes. Nous en reparlons plus loin.
La bibliothèque
Ici, on nous propose une visite des lieux et des services de la bibliothèque. Grâce aux images et aux textes bien fournis, cette partie du CD-Rom est bien conçue, intéressante et contient aussi des informations pratiques sur la bibliothèque et la Faculté de Médecine.
Un regard de plus près
Les manuscrits du fonds de la bibliothèque donnent un bon aperçu des différentes notations médiévales, allant des premières notations sans portées jusqu'aux notations du xiiie siècle en passant par la notation alphabétique. Le fonds est connu surtout pour deux de ses manuscrits, le tonaire de St Bénigne de Dijon, codex H 159 (xie siècle) et le chan-sonnier « dit de Montpellier », codex H 196 (xiiie siècle). Les commentaires sur le manuscrit H 159 sont de la plume de Marie-Noëlle Colette et ceux du H 196 de Mary Wolinsky. Ceux qui connaissent le manuscrit H 159 depuis le fac-similé en noir en blanc dans Paléographie musicale, vol. 8 (1901-5/1972) seront enchantés de pouvoir le voir en couleur et en grand format. Les mains du texte et des notations se distinguent beaucoup plus clairement. Pour le regard en détail, le CD-Rom apporte énormément. L'étude qui accompagne ce manuscrit est bien réfléchie mais elle est presque perdue à cause d'une mauvaise gestion de la partie consacrée au texte sur l'écran. Celle-ci est extrêmement réduite et la lecture des textes est peu commode parce qu'il faut en per-manence faire dérouler un texte aux lignes trop courtes et trop peu nombreuses (treize lignes à la fois d'une quarantaine de caractères). Quand on considère que le commen-taire est constituée d'une notice complète (format, origine-provenance, contenu, index des incipits et pièces notées), de textes sur le tonaire, sur la notation française, alphabétique, messine et franco-messine et d'une étude musicologique sur chaque folio ou ensemble de folios, la forme du livre redevient soudain très attirante. Tous les folios ne figurent pas dans le CD-Rom. Donc, seuls les folios représentés reçoivent un commentaire et seulement certains d'entre eux sont accompagnés de transcriptions et d'enregistrements (interprété par l'Ensemble Gilles Binchois). Le manuscrit H 159 pose depuis longtemps des problèmes concernant certains des signes pour le demi-ton. M.-N. Colette en parle. Elle défend la possibilité qu'il puisse s'agir de micro-intervalles, mais la différence n'est pas audible à l'écoute des enregistrements, à savoir si cette différence est chantée ou bien ignorée.
En couleur, le manuscrit H 196 provoque la même joie. Comme pour le H 159, le manuscrit est présenté partiellement dans le CD-Rom. Il est regrettable que ce soit le cas, alors que semble-t-il, sur internet, il est possible de voir la totalité des folios. Mais sont-ils accompagnés de commentaires ? Le H 196 est un des plus importants chansonniers du XIIIe siècle. Nombreux sont les morceaux en version unique dans ce manuscrit qui ne figurent pas ici, on parle même de « l'astucieux » motet Trois serors (f. 40v-42) dans le commentaire, mais sans pouvoir voir de quoi il s'agit. Les commentaires sur ce manuscrit apportent beaucoup de lumière sur le chansonnier et il est bien venu d'avoir la traduction des textes.
Étude musicologique sur les manuscrits qui contiennent de la notation carrée
Les manuscrits H 399 et H 71 sont respectivement du xiiie siècle et du xive siècle. À noter que la partie musicale dans le H 71 est un imprimé et non pas un manuscrit (et sûrement pas du xive siècle). Ceci n'est pas signalé dans l'étude musicologique, il faut lire la partie sur l'iconographie pour être mis au courant. Il aurait été intéressant de com-parer les notations de ces deux manuscrits dans l'étude musicologique. Nous trouvons deux types de notations carrées ou les signes sont parfois semblables mais paraissent représenter deux choses différentes. Le Manda deus au f. 99 du manuscrit H 399 est un chant du célébrant, écrit sur deux lignes rouges. Le commentateur suggère que la nota-tion a été surajoutée entre les lignes du texte. Mais la taille des lettres est semblable aux lettres où la notation n'est pas surajoutée, le chant a un ambitus d'une tierce seulement, ce qui explique pourquoi il n'y a que deux lignes par portée et la mise en page confirme que ce chant devait être noté. La notation est serrée, certes, mais pas surajoutée. Le commentateur nous explique que « les notes ont toutes la forme d'un petit carré et que toutefois, certaines habitudes de la notation neumatique sont encore visibles». Peut-être, mais au f. 99 ce qui est intéressant, c'est que le chant n'est écrit qu'en longues et brèves. Quand on regarde de près, on remarque que les longues tombent toujours au début d'un mot et jamais ailleurs et que c'est le contraire pour les brèves. Bien évidem-ment, ces deux formes de notes n'indiquent pas des valeurs rythmiques mais l'entité du mot chaque fois. Une caractéristique qui va être traduite dans le manus-crit/imprimé H 71 au f. 135 par des barres, non pas des barres de mesure mais des barres qui indiquent aussi l'entité de chaque mot. Ici aussi il y a des longues et des brèves, mais cette fois-ci c'est une indication de rythme. À part les notes en ligatures (pes et clivis uniquement), il y a trois types de note : carrée, brève, longue et semi-brève. La semi-brève suit parfois une brève (f. 135 bis b, substantia), parfois une longue (oculis). Y a-t-il vraiment une différence entre les deux cas, et quelle est la valeur de la dernière note du clivis ou du pes suivi d'une semi-brève ?
H 64 & H 65
Il s'agit de deux folios collés en contregarde sur les plats des manuscrits. Les folios proviennent d'un antiphonaire et comportent des neumes allemands du xiiie siècle. Vous voulez en savoir plus sur ces neumes ? Il suffit de cliquer sur le mot. Le court texte est bien fait mais il n'y a aucune description des neumes allemands. Retour au commentaire. Finalement, c'est ici qu'il y a une description, en détail même. Il est regrettable que ce texte, entièrement consacré à la description des traits de plume, ignore toute autre information telle que l'identification des pièces notées. Une référence de renvoi dans l'Antiphonarium Monasticum, par exemple, aurait été pratique pour une comparaison entre les neumes non-diastématiques et l'édition de Solesmes.
La partie du CD-Rom qui s'intitule La musique au fil des siècles est la partie où l'on ressent le plus un malaise quant à l'incertitude du public auquel s'adresse ce CD-Rom. Il est certain qu'une connaissance spécifique est nécessaire pour comprendre les commen-taires sur les manuscrits. Il est concevable que cette partie puisse donner un aperçu global de la musique médiévale pour les gens qui ne la connaissent pas. Mais c'est une tâche très difficile d'enseigner l'histoire de la musique d'une douzaine de siècles si briè-vement. Dans le cas de plusieurs petits articles, pour pouvoir les comprendre, il faut connaître le sujet d'avance et les informations données apparaissent donc comme inutiles. Pour les personnes découvrant totalement ces domaines, ces mêmes informa-tions sont encore trop obscures. Par exemple, comment comprendre l'article suivant si vous ne savez pas ce qu'est l'ars nova :
Les traités « Ars nove musice » de Jehan de Muris et « Ars nova » de Philippe de Vitry
Les théoriciens du début xive siècle revendiquent des innovations qui font de la musique de cette époque un « Art nouveau » (l'ars nova) ; les nouveautés concernent essentiellement la notation du rythme ; distinction des valeurs les plus brèves, égalité des mensurations binaire et ternaire et possibilité de combinaison de ces mensurations, établissement du « modus » (mode), du « tempus » (temps) et de la « prolatio » (prolation).
Il aurait fallu expliquer que l'ars nova est dénommé ainsi par rapport à l'ars antiqua (terme qui désigne l'époque précédente) où seulement la division ternaire du temps est reconnue. D'autre part, le fait que cet outil sert à populariser la musique médiévale devrait rappeler que l'on ne peut se permettre de petites inexactitudes. Elles ne sont pas très graves mais c'est le genre d'erreurs qui se trouvent ensuite dans les rédactions de jeunes étudiants. Concernant Guillaume de Machaut, par exemple, sa date de naissance nous est inconnue, il vaut mieux dire qu'il est né vers 1300 et non pas en 1300. Aussi, une seule chanson royale et une seule complainte nous sont connues, et dire qu'il a écrit « des chansons royales et des complaintes » peut induire en erreur. Quant à la définition de l'ars subtilior, il n'est pas tout à fait juste de dire que ce style maniéré est appelé ainsi dans un traité de Philippus de Caserta. Le terme a été introduit dans la terminologie musicologique par Ursula Günther dans son article « Das ende der Ars Nova » (1963) et il est dérivé des références faites à Philippus de Caserta.
Pire encore sont les traductions erronées du français en anglais. Voici quelques exemples :
- Secular polyphonic plain-chants (au lieu de Secular polyphony) pour Les chants profanes polyphoniques
- Monophonic plain-chant (au lieu de monody ou monophonic songs) pour Chants monodiques profanes et réligieux
- antiphonary au lieu de antiphoner
- Boetius au lieu de Boethius
- Complaints au lieu de complaintes
- Carlovingian ou Carolinian au lieu de Carolingian
- evangelistary au lieu de evangeliary
- Lyons au lieu de Lyon
- Squared notation au lieu de square notation
Quelques problèmes de fonctionnement ont été rencontrés au cours de l'utilisation du CD-Rom. Selon la manière dont le glossaire est interrogé, il se peut que la définition qui apparaît n'est pas celle du mot sélectionné. À plusieurs reprises, le folio annoncé change quand un agrandissement est demandé. Par exemple, dans le manuscrit H 196, f. 64 verso devient f. 65 recto, 65 verso devient f. 66 recto, lors d'une impression, le folio erroné est imprimé.
Le ton de ce CD-Rom est en général agréablement sobre. D'autres auraient été tentés de fournir plus d'images dans le but de créer un impact sensationnel. Ceci dit, la musique qui est imposée à chaque arrivée au sommaire devient très vite énervante. Elle démarre et elle est coupée en plein milieu de phrase. Au moins le choix de la musique est approprié, elle s'intitule « Qui la vaudroit » ! Après avoir passé du temps à utiliser ce CD-Rom, l'impression globale est que le médium est encore dans sa jeunesse mais, qu'avec le temps, il peut devenir un outil performant, souple et pratique. Dans son état actuel, le CD-Rom sur les manuscrits musicaux de la bibliothèque de Montpellier, aurait pu bénéficier d'un modeste livret contenant les plus grands textes et commentaires qui aurait permis ainsi d'avoir les superbes images sur l'écran, de les manipuler à son gré et de suivre, comme dans le temps, en noir et blanc sur papier.
Note : CD-ROM sous la direction de Mireille Vial, Montpellier, 2000