Le Médiéviste et l’ordinateur
Le Médiéviste et l’ordinateurHistoire médiévale, informatique et nouvelles technologies
n° 41 (Hiver 2002) : L’apport cognitif

Internet et ses conséquences sur l’organisation du travail dans les milieux scientifiques

Jean-Claude Bergès
PRODIG - université Paris I

 

Le contraste est grand entre la vision ludique d’Internet, attribut de modernité, et l’origine d’un programme développé pour la défense. Le contraste est grand aussi entre un discours sur les communautés virtuelles — le village planétaire — et la réalité de moyens de contrôle et de centralisation accrus. Cette vision consumériste renvoie sans doute à l’ambiguïté de notre rapport à l’objet technique à la fois toujours plus présent et plus ignoré. Le temps sans histoire de la mode s’oppose ici à la continuité historique du développement des techniques. C’est dans cette continuité que nous voulons situer Internet et son impact sur nos méthodes de production.

L’histoire, pourtant courte, d’Internet est complexe et parfois incompréhensible. À se limiter au nombre de postes connectés, nous parlerons d’un projet au début si obscur que la date d’installation exacte du premier routeur a été oubliée et qui, en moins de vingt ans, a permis une interconnexion mondiale des systèmes de traitement. Au-delà de la narration édifiante sur la réussite d’initiatives individuelles, cette rapidité de développement est celle d’une réalisation de potentialités techniques préexistantes dans le domaine des télécommunications et du traitement de l’information. Un des paradoxes du succès d’Internet est qu’il est autant basé sur des innovations que sur l’intégration et la ré-interprétation de méthodes ou standards. Ce qui nous paraît par contre original est le cadre qui a permis cette objectivation. Internet, réseau et protocoles associés, a pu se développer grâce à une interaction entre une administration nationale (National Science Foundation et Defense Advanced Research Projects Agency), un dispositif de recherche disposant d’un certain degré d’autonomie et un secteur commercial. Cette organisation acéphale se retrouve aujourd’hui dans l’absence d’institution en charge formelle de la supervision de l’ensemble du réseau bien que certains acteurs aient acquis des positions dominantes.

HTTP (Hyper Text Transfer Protocol), le protocole du Web qui aujourd’hui contribue pour la plus grande part aux échanges sur le réseau, a été défini dans le cadre d’un projet de documentation. Il y a bien sûr beaucoup d’exagérations et d’approximations dans le discours modernisant sur la bibliothèque virtuelle, mais la dématérialisation du support de l’information scientifique est par contre une tendance irréversible. Grâce à cette dématérialisation, l’information devient immédiatement reproductible et transférable à des coûts très bas. L’enjeu de cette mutation dépasse sans doute l’aspect financier de la diminution des coûts d’impression et de distribution pour porter sur la nature même de la communication scientifique et sur ses critères de validation. Actuellement les résultats des actions de recherches sont diffusés à travers des comptes rendus validés par des comités de lecture. Indépendamment de toute considération de confidentialité, la nature du support papier ne permet pas de diffuser l’ensemble des sources de données et procédures de traitement. Le contrôle des comités de lecture ne portant en fait que sur la présentation des résultats, le degré de fiabilité des résultats, voire leur véracité, reste toujours en question. Un bénéfice immédiat d’Internet est de rendre plus accessible la publication complète des données et procédures d’analyse fournissant ainsi les conditions de la reproduction des résultats. Il est prévisible que cette évolution revalorisera la collecte d’information primaire et permettra la constitution de bases de données accessibles à travers le réseau. Cet accès plus direct aux données de base devrait modifier sensiblement la nature même de l’acte de recherche qui se fondera plus sur des traitements de données que sur des références. Le fonctionnement actuel des communautés de développeurs de logiciels libres peut préfigurer l’avenir des instances de validation et de conservation de l’information scientifique.

Il est clair que l’amélioration d’un système de télécommunication facilite la création de groupes de travail internationaux. L’existence de Linux et même des protocoles Internet en sont une illustration. Cette évolution crée également les conditions d’une concurrence mondiale et de la disparition des monopoles nationaux dans l’information. Cette mutation est déjà perceptible dans le domaine de la météorologie. La concentration du réseau d’observation, sol et satellite, sur des grands centres de traitements permet la diffusion par divers systèmes de télécommunication d’informations météorologiques d’une qualité souvent supérieure à celles des centres météorologiques nationaux. Dans ce contexte, il est difficile pour l’Organisation Météorologique Mondiale de contrer la démarche de rationalisation économique qui limiterait les activités des plus petits offices nationaux à la collecte et à la diffusion de relevés météorologiques. Il est difficilement contestable que la diffusion d’informations sur Internet puisse dans certains cas être assimilée à des pratiques anticoncurrentielles de vente à perte. Il n’est pas moins vrai que la présence sur le réseau est un enjeu qui dépasse la visibilité médiatique d’une institution.

Les évolutions prévisibles de la production scientifique ne sont pour partie que l’accélération d’un processus déjà existant. Les mutations dans le domaine de la formation seront sans doute beaucoup plus profondes. Nos institutions de formation privilégient la transmission orale du savoir et s’organisent autour de cette activité. Il est vrai qu’aujourd’hui l’offre éducative sur Internet est assez peu développée et dépasse rarement le support de cours en ligne. Mais sous l’appellation de réalité virtuelle un ensemble de techniques interactives sont en cours de développement pour satisfaire au besoin de l’industrie des jeux en ligne. L’impact potentiel de ces techniques pour la formation est considérable ne serait ce que parce qu’un jeu vidéo est pour partie un processus d’apprentissage. Ces techniques sont déjà présentes sur le marché de la formation permanente où les objectifs d’acquisition de compétences peuvent être facilement précisés. La formation Nucléaire Bactériologique et Chimique pour la sécurité civile est représentative de ce type d’activité. Par contre la reformulation des projets pédagogiques sera une étape préalable à leur intégration dans les cursus de formation initiale. Ce nouveau support de transmission d’information n’est bien sûr pas neutre. Il privilégie le modèle d’une connaissance plus opérationnelle que spéculative. L’enjeu de ces mutations est ici autant éthique que technique. Une autre tendance nouvelle est l’apparition de programmes de certification des connaissances autonomes. Ils se limitent pour l’instant sur des compétences en linguistique ou informatique. Il est trop tôt pour prévoir l’extension de ces pratiques mais l’activité de validation des connaissances ne peut plus être considérée comme un attribut de souveraineté de l’État.

Nous voudrions souligner que le développement d’Internet induira des mutations dans nos institutions qui dépassent la simple appropriation de techniques nouvelles. Que toutes ces innovations ne puissent ou ne doivent pas être intégrées ne signifie pas que le débat sur l’adaptation de nos structures puisse être éludé.

 

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